L’arrangement : une rencontre entre 2 univers

Le duo Jatekok est célèbre notamment pour ses arrangements de titres du groupe de metal Rammstein. Adélaïde Panaget et Naïri Badal nous font entrer ici dans leur atelier et nous expliquent quelques-unes de leurs trouvailles…

En 2017, Rammstein, le groupe de métal allemand mondialement connu, a été programmé trois soirs de suite aux Arènes de Nîmes, ville où nous vivions. La tradition des concerts de musique actuelle est de programmer une première partie locale avant la venue du groupe tant attendu. Le producteur français de Rammstein eut alors l’idée d’une première partie contrastante avec une femme jouant sur un piano à queue accoustique des reprises du groupe. On nous a donc appelées, nous, le duo classique !

Nous étions sacrément mises au défi car Rammstein et le métal en général, étaient un style complètement inconnu de nous. Il a fallu nous plonger dans leur univers musical pour comprendre leur identité. Nous avons donc découvert une musique très rythmée, répétitive voire électro par moment, et aussi quelques ballades. La formation de ce groupe était intensément sonore, car composée d’un chanteur à la voix charismatique, de deux guitares, d’un clavier, d’un batteur et d’un bassiste.

C’était notre première expérience avec l’écriture d’arrangements. Nous en avions envie depuis longtemps mais par manque de temps, nous avions toujours repoussé cet exercice. La formation du deux pianos et du quatre mains a été une formation privilégiée par les compositeurs pour véhiculer le répertoire orchestral ou faire répéter les ballets à moindre coût. En effet, elle retranscrit l’ampleur sonore de l’orchestre et permet de jouer plus de voix plus facilement qu’à un seul piano. A l’époque où les disques et les radios n’existaient pas, Liszt, Stravinsky, Debussy ou Ravel pour ne citer qu’eux, s’en sont donné à cœur joie.

L’arrangement, la transcription ou comme on dit en musique actuelle la “cover”, commence par une envie de pouvoir jouer sur son propre instrument une musique que l’on aime, qu’on a l’habitude d’écouter, ou qui est sur notre playlist depuis un moment ! On apprécie la mélodie, on veut retrouver les accords, on reprend un riff qui groove. Mais quand on ne connaît pas la musique ni le groupe, l’exercice d’arrangement est d’autant plus intéressant, car aucun préjugé ne vient entraver l’imagination.

La découverte et l’imprégnation au métal

La musique étant aussi une question de culture musicale, il était nécessaire d’écouter les chansons et les différents albums de Rammstein pour nous imprégner de leur style. Nous avons donc regardé des documentaires sur l’histoire du groupe, ce qu’il se passait en Allemagne dans les années 80-90,

notamment en RDA, d’où le groupe est originaire, où la scène punk était un espace de lutte pour une certaine liberté. La découverte du style « Neue Deutsche Härte » qui se distingue notamment par l’utilisation de la langue allemande dans le chant était aussi très intéressante pour nous. Nous connaissions les lieder de Schubert mais pas le rock-métal allemand !

Nous devions jouer 45 minutes de musique, soit environ huit chansons. Le choix a été difficile pour nous car certaines chansons nous plaisaient beaucoup mais nous semblaient impossible à retranscrire au piano. En effet, des chansons emblématiques comme Du hast ou Du riechst so gut ont des mélodies dans un registre quasi parlé avec des riffs très répétitifs. En tant qu’arrangeuses novices, nous n’étions pas inspirées pour leur transcription.

Nous avons privilégié les ballades et chansons plus lyriques aux morceaux plus rythmiques pour des questions de confort de transcription : Ohne Dich, Seemann, Frühling in Paris, Mein Herz Brennt, Sonne, Klavier, Mutter, Puppe, Ausländer.

Une inspiration classique

Une fois la sélection faite, nous avons réparti les chansons entre nous deux, pour une réelle écriture à quatre mains. Il fallait traduire les paroles pour savoir de quoi il est question dans chaque chanson ; puis regarder les vidéos clips, impressionnantes en termes d’image et de tournage, et qui donnent le ton et l’atmosphère de la chanson.

Nous avons ensuite pris le temps de faire des relevés musicaux de chaque chanson en nous appuyant sur une partition assez minimaliste, éditée par Rammstein pour piano et voix. Puis arrive le temps de l’écriture. Il faut puiser dans ses propres connaissances pianistiques des modes de jeu capables de retranscrire les effets d’un groupe de six personnes sonorisées !

Heureusement nous avions des maîtres tels que Bach, Cage, Prokofiev, Rachmaninov, Debussy, et Stravinsky pour nous venir en aide. Leur écriture pianistique a été une source d’inspiration pour nous et nous a permis de donner une dimension compositionnelle à ces covers.

La difficulté majeure est de varier sur trois minutes une chanson qui peut paraître très répétitive au piano. Lorsqu’on est un groupe de six musiciens avec des sonorités et des ampleurs très variés, on peut se permettre de répéter un refrain trois fois de manière identique, sans être ennuyant. A deux pianos, c’est une tout autre histoire. Il nous a donc fallu trouver des idées pour varier et garder leur identité.

– Pour varier les accompagnements harmoniques, Chopin et Rachmaninov nous ont été d’un grand secours.

Ex : Main gauche de l’Etude n°12 op. 10 de Chopin

Ex : Accompagnement du refrain dans Ohne Dich

Ex : accompagnement inspiré de la Barcarolle de la Suite n°1 op. 5 pour deux pianos de Rachmaninov

Ce motif est réutilisé dans Ohne Dich :

– Pour le son, le célèbre piano préparé de John Cage et l’utilisation de la pâte à fixe dans les cordes graves a conféré des graves puissants et résonants et l’imitation de certains rythmes de batterie (exemple dans Engel et Puppe). Les cordes pincées directement dans le piano permettent aussi d’imiter un solo de basse ou de guitare (exemple dans Frühling in Paris)

– Les citations de passages du répertoire de piano nous ont beaucoup amusées pour créer des connexions entre les deux univers.

Ainsi, l’étude Pour les arpèges composés de Debussy a donné une autre dimension au riff de Seemann. Cette chanson empreinte de l’imagerie de la mer se marie parfaitement aux volutes souples de cette étude.

Introduction dans Seemann :

Le prélude en Do mineur de Bach BWV 847, donne beaucoup d’ampleur au thème dramatique de la chanson Mein Herz Brennt :

Voici notre version de Mein Herz Brennt :

Ainsi, les harmonies et mélodies de Rammstein ont pu se fondre dans l’univers de la musique classique sans contresens musical. Finalement, le métal c’est aussi beaucoup de virtuosité instrumentale. Une petite pensée à Liszt, qui a été en son temps la première rockstar de la musique classique !

Il nous restait à faire dialoguer les deux pianos entre eux pour avoir le côté stéréo et cette amplitude sonore que le piano solo ne peut pas atteindre.

Puis est venu le moment de confronter son travail à l’autre. Le fait de s’être réparti les arrangements nous a permis d’avoir du recul sur le travail de l’autre et de les retravailler ensemble pour peaufiner et ajuster certains détails et detrouver le bon équilibre dans chaque chanson.

Nous avons également joué nos arrangements à Sylvain Griotto, pianiste-compositeur (et lui-même grand fan de cover !) pour qu’il nous donne de précieux conseils tant sur certains détails d’écriture que sur l’interprétation même des pièces. Car toute musique possède ses propres codes d’interprétation. Et même si on ne voulait pas se métamorphoser complètement, c’était important de pouvoir se rapprocher de ce style.

L’émancipation avec Rammstein

Après cinq ans et deux tournées mondiales (2019 et 2022) avec le groupe, nous avons ressenti le besoin de nous émanciper d’eux. En effet, les tournées de quatre mois prennent beaucoup de temps et d’énergie. Nous voulions consacrer tout notre temps à notre « monde classique » et nos projets personnels. Cependant, nous avions envie de continuer à diffuser nos arrangements que nous avions

enregistré chez Universal sous le titre « Duo Jatekok plays Rammstein ».

Nous avons donc imaginé un concert mêlant nos covers de Rammstein et les morceaux classiques qui nous avaient inspirés ces arrangements. Nous avons associé du Bach avec Mein Herz brennt, de la musique répétitive de Meredith Monk avec Engel, du jazz de Trotignon avec Seemann, de la folie du Sacre du printemps avec la folie de Puppe.

Au final, l’auditeur passe d’un style à l’autre sans s’en rendre compte. Les frontières sont levées. On écoute un concert de musique sans distinction de genre et sans préjugés ! Un objectif qui nous est cher… Notre musique classique reste alors vivante, toujours dans l’air du temps et fédère les mélomanes de tout horizon.

Adélaïde Panaget & Naïri Badal

Duo Jatekok

duojatekok@gmail.com

www.duojatekok.com

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