La microtonalité au piano : le cas Wyschnegradsky

Roman Soufflet, musicologue et pianiste, nous présente le compositeur Ivan Wyschnegradsky. Celui-ci a axé une majeure partie de ses recherches sur la microtonalité, et le piano collectif a fait partie de ses solutions novatrices. Playlist complète de l’article : https://www.youtube.com/watch?v=_FPeVSWBBIo&list=PLhutuju3lTz-ypEfgV1OHIWWyy3xHnKr8

Dans l’Histoire de la musique, Wyschnegradsky est souvent résumé à un mot : l’ultrachromatisme. Passés les courts instants où l’imagination exaltée fait miroiter la figure fantasmée d’un compositeur au chromatisme encore plus tourmenté que celui de Wagner, les premières recherches mènent rapidement sur la voie de la microtonalité. En effet, Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) fut, à l’instar de personnalités comme Julián Carrillo (1875-1965) ou Alois Hába (1893-1973), l’un des pionniers en ce domaine visant à élargir le spectre de la sensibilité musicale. Il est en cela le digne successeur d’une longue tradition historique qui, des expériences de Pythagore à l’archicembalo de Nicola Vicentino, souleva le problème de la division de l’octave. Sur cette question comme sur bien d’autres, Wyschnegradsky fut avant tout l’héritier de Scriabine.

Un continuum sonore

Le compositeur Nikolaï Sokolov, professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg, familiarisa Wyschnegradsky avec l’œuvre et la pensée de Scriabine. Dès lors, Wyschnegradsky se pensa en continuateur de la tradition scriabinienne, tant au niveau musical que sur le plan spirituel. Sa première œuvre d’envergure, La Journée de l’Existence (1916-1917), vaste oratorio fruit d’une expérience mystique , renvoie explicitement au modèle de l’ésotérique Mystère scriabinien. Dans cette œuvre à l’ambition démesurée et restée à l’état d’esquisses, Scriabine envisageait d’associer sons, couleurs, senteurs – il prévoyait pour cela un orgue à parfums – et même caresses de l’assemblée, dans un temple bouddhiste sur les rives de l’Himalaya, le tout dans le but de transcender l’humanité vers un nouvel état de type cosmique. La Journée de l’Existence de Wyschnegradsky épouse le même type d’ambition et se conclut par un vaste cluster de cinq octaves préfigurant la notion de continuum sonore. Cette dernière notion, centrale dans la pensée de Wyschnegradsky, l’amena à explorer les possibilités microintervalliques. Cette quête n’est elle-même pas entièrement étrangère aux conceptions scriabiniennes ; Scriabine avait ainsi déclaré « entendre entre les sons toutes sortes de résonances » et le théoricien Arsany Avraamov, dans son étude de l’enharmonie chez Scriabine, est arrivé aux mêmes conclusions quant à sa perception.

Chez Wyschnegradsky, l’utilisation de la microtonalité correspond à un élargissement de la conscience humaine, traduisant ce qu’il nomme « loi de la pansonorité ». Il s’agit ici de l’intuition de la présence constante d’un milieu sonore plein, d’un continuum permanent : les sons produits ne seraient ainsi que des parcelles de ce tout, tels des pigments se détachant d’une toile de fond. Wyschnegradsky oppose cette plénitude « pansonore » à la conception « purement sonore » où il y a un espace vide entre deux notes. Ainsi entre les notes Do et Do#, clairement différenciées au piano, une infinité de hauteurs intermédiaires existe, qu’un violon peut par exemple balayer en effectuant un glissando. C’est cet espace que, dans un souci de continuité maximale, le compositeur chercha à combler par le recours à la microtonalité, faisant en sorte qu’il soit le plus infime possible. Sa première expérience en la matière fut les Quatre fragments op.5 (1918).

Des différents systèmes possibles, il s’orienta rapidement vers celui du douzième de ton. Celui-ci semblait correspondre d’une part aux limites sensibles de la perception humaine et, d’autre part, permettait la synthèse symbolique du binaire et du ternaire à travers les échelles de quarts de ton et de sixièmes de ton, dont la réunion forme l’échelle de douzièmes de ton. Afin de traduire ces nouveaux sons sur la partition, il inventa différents systèmes de notation des micro-intervalles – on lui doit notamment un Manuel d’harmonie à quarts de ton – et se mit en quête de la fabrication d’un instrument original.

La microtonalité au piano : la solution du collectif

Dès 1918, il envisagea la conception d’un piano microtonal à claviers multiples. Désillusionné de ses expériences soviétiques, il migra à Paris en 1920 et tenta d’y faire construire un piano à quarts de ton auprès de Pleyel. En dépit de l’intérêt manifeste de l’ingénieur Gustave Lyon, le projet demeura sans suite. En 1922, sa nouvelle tentative auprès de Gotrian-Steinweg en Allemagne en collaboration avec Alois Hába, rencontra un peu plus de succès, mais n’aboutit pas non plus. Revenu à Paris, il travailla un temps sur l’harmonium de Willi Moellendroff, réalisé par la compagnie Otto Pape de Berlin, et c’est finalement Alois Hába qui, en 1929, réussit à faire construire un piano à quarts de ton à trois claviers superposés par la compagnie germanique August Foerster. Mais entretemps, devant les difficultés de réalisation instrumentale, Wyschnegradsky s’était tourné vers une nouvelle solution.

Il avait commencé à utiliser différents pianos accordés à distance de quarts de ton : le premier piano conservait le diapason normal et le deuxième était accordé un quart de ton au-dessus. En transposant la partie de ce dernier un quart de ton en dessous, cela permettait de conserver la notation traditionnelle et par conséquent de pallier les problèmes d’exécution liés à la difficile assimilation de la notation micro-intervallique par les interprètes. Cette solution put ensuite être étendue jusqu’aux douzièmes de ton par l’adjonction d’autres pianos. Ainsi, dans une pièce comme Arc-en-ciel op.37 (1959), la combinaison – en couplage ou au contraire par isolement – de six pianos accordés différemment permet de passer graduellement d’un système de demi-tons (division de l’octave en douze) à un système de douzièmes de ton (division de l’octave en 72) avec toutes les graduations intermédiaires. La première page d’Arc-en-ciel est consultable à titre d’exemple sur le site de l’association Wyschnegradsky : http://www.ivan-wyschnegradsky.fr/fr/catalogue/

L’utilisation de l’écriture multipianistique fut ici avant tout une solution d’ordre pragmatique, due d’une part à la problématique conception d’un instrument microtonal et, d’autre part, aux difficultés de l’exécution de ses œuvres en public. Wyschnegradsky ne l’envisageait d’abord que comme compromis passager, déplorant la nécessité de soumettre la création à des critères d’ordre technique. Néanmoins, il remania par la suite un certain nombre de ses pièces pour ce dispositif qui lui permit de faire jouer ses œuvres en concert et, par là même, de rencontrer un certain succès d’estime. L’originalité d’un tel procédé consiste en la possibilité de fusion ou au contraire d’hétéronomie des différents claviers, ouvrant la voie à un certain nombre de techniques propres au piano collectif. Les différents pianos peuvent ainsi être traités en véritable orchestre – la pièce Ainsi parlait Zarathoustra op. 17, pour quatre pianos accordés deux à deux à distance de quart de ton, était ainsi à l’origine pour orchestre réduit –, fusionner en clusters (continuums) ou au contraire donner lieu à divers jeux polyphoniques : modulations autour d’une note, échanges rapides, hoquets rappelant la technique de la Klangfarbenmelodie schoenbergienne, superpositions de strates sonores, agrégations en gammes ultrachromatiques etc. Plus tardivement encore, des compositeurs tels que Claude Ballif (1924-2004), Alain Louvier (1945- ) ou encore le canadien Bruce Mather (1939- ) sauront se souvenir des expériences de Wyschnegradsky en la matière et s’approprieront ce dispositif instrumental.

Wyschnegradsky envisagea ultérieurement d’étendre le procédé des graduations de l’ultrachromatisme au domaine du rythme, afin d’obtenir des accélérations et ralentissements minutieusement contrôlés, puis également aux nuances. Ces recherches allaient dans le sens d’une mécanisation complète de l’interprétation – Wyschnegradsky s’intéressait pour cela au système des pianos à rouleaux perforés – qui annonce les Études mécaniques de Conlon Nancarrow, composées à partir de 1947, et font encore songer à la manière dont le sérialisme intégral étend le procédé schoenbergien aux autres paramètres sonores. Il travailla aussi sur des espaces non-octaviants dans des pièces telles que Étude sur les mouvements rotatoires (1961) et affina le procédé scriabinien de synesthésie au point de pouvoir réaliser de véritables sphères lumineuses reflétant les relations intervalliques de ses œuvres (il mit pour cela au point un système de correspondances entre les graduations micro-intervalliques de ses partitions et les graduations chromatiques du spectre des couleurs – des exemples de ces dessins sont disponibles sur le site de l’association : http://www.ivan-wyschnegradsky.fr/fr/dessins-chromatiques/). On peut trouver un écho des conceptions de Wyschnegradsky chez le compositeur contemporain György Ligeti, à travers des pièces comme Continuum pour clavecin (1968), laquelle réinvestit l’idée d’une plénitude chromatique, ou encore dans ses propres expériences microtonales, à l’instar de Ramifications (1968-69) où l’orchestre est divisé en deux groupes accordés à distance d’un peu plus d’un quart de ton.

Une avant-garde oubliée

Innovateur sur bien des aspects, Wyschnegradsky est représentatif de toute une génération de compositeurs d’avant-garde de l’ère soviétique qui, autour de 1920, tenta un certain nombre d’expériences ambitieuses dans le but de renouveler le langage musical. Outre Wyschnegradsky, des individualités comme Nikolaï Roslavets et Nikolaï Obouhov mirent au point dès 1915-1916 des systèmes à douze sons sans redoublement ; Obouhov, compagnon de route de Wyschnegradsky, fit lui aussi élaborer un instrument original, la Croix sonore – instrument électronique proche du Thérémine – et fut en outre à l’origine d’une réforme de la notation ; le compositeur Arthur Lourié, nommé un temps à la tête de la Direction de la Musique du Commissariat du Peuple à l’Éducation, s’intéressa également à la microtonalité et élabora sous l’influence de Picasso un modèle de notation graphique dans sa pièce Formes en l’air (1915) ; Alexandre Mossolov est l’auteur de sonates et concertos pour piano, de quatuors à cordes ou encore de la célèbre pièce Zavod (« Les Fonderies d’acier ») souvent qualifiés de « constructivisme musical». Enfin, d’autres noms méritent d’être cités tels que Feinberg ou Protopopov. Tous ces compositeurs ont pour point commun d’avoir subi de près ou de loin l’influence de Scriabine. Encouragés dans un premier temps par le régime soviétique voyant d’un bon œil la naissance d’un art iconoclaste rejetant les idéaux conformistes de la société bourgeoise, ils ne tarderont pas à être rattrapés à la fin de la décennie par le développement du « réalisme soviétique » prôné par Gorki et Jdanov, lequel constitue la récupération de l’expression artistique au profit de la propagande politique. Les uns s’exilent (Obouhov, Wyschnegradsky, Lourié) ; ceux qui restent sont condamnés au quasi-mutisme (Mossolov, Roslavets). Tous seront bannis de la mémoire officielle. Cette avant-garde oubliée, dont la musique, souvent troublée, sombre, et audacieuse, reflète pleinement le contexte des années 1920, est à redécouvrir, un siècle après.

Pour aller plus loin :

  • Larry Sitsky, Music of the Repressed Russian Avant-Garde, Greenwood Press, 1994

  • Frans C. Lemaire, Le destin russe et la musique, Fayard, 2005

  • Ivan Wyschnegradsky, Une philosophie dialectique de l’art musical, L’Harmattan, 2005

  • La Revue musicale, double-numéro 290-291, consacré à Obouhov et Wyschnegradsky, sous Continuum de Ligetila direction de Claude Ballif, Éditions Richard-Masse, 1972

  • Site de l’association Wyschnegradsky : http://www.ivan-wyschnegradsky.fr

Playlist des œuvres citées :

Playlist complète de l’article : https://www.youtube.com/watch?v=_FPeVSWBBIo&list=PLhutuju3lTz-ypEfgV1OHIWWyy3xHnKr8

Wyschnegradsky :

Ainsi parlait Zarathoustra op.17 : https://www.youtube.com/watch?v=_FPeVSWBBIo&t=498s

Arc-en-ciel op.37 : https://www.youtube.com/watch?v=RCcJHCkYQ6U

Étude sur les mouvements rotatoires : https://www.youtube.com/watch?v=fM89IBLApgs

La Journée de l’Existence : https://www.youtube.com/watch?v=f4dyKXe-fB0

Autres compositeurs :

Étude mécanique n°37 de Nancarrow : https://www.youtube.com/watch?v=LFz2lCEkjFk

Continuum pour clavecin de Ligeti : https://www.youtube.com/watch?v=iPgwF3G5i4k

Ramifications de Ligeti : https://www.youtube.com/watch?v=rXbr1nyMFUc

Zavod de Mossolov : https://www.youtube.com/watch?v=rq1-_UPwYSM

Formes en l’air de Lourié : https://www.youtube.com/watch?v=EaaF6N8LVzg

Répertoire pour plusieurs pianos :

En quarts de ton :

Quatre fragments, pour 2 pianos en quarts de ton (2e version), Op. 5 (1918)
Variations sur la note Do, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 10 (1918-1920)
Dithyrambe, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 12 (1923-1924, version révisée par Bruce Mather, 1991)
Prélude et danse, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 16 (1926)
Ainsi parlait Zarathoustra, symphonie, pour 4 pianos en quarts de ton (début d’orchestration à la Bibliothèque Nationale, Paris), Op. 17 (1929-1930, révisée 1936, Ed. L’Oiseau-Lyre)
Deux Études de concert, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 19 (1931)
Étude en forme de scherzo, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 20 (1931)
Prélude et fugue, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 21 (1932)
Deux Pièces, pour 2 pianos en quarts de ton, sans Op. (1934)
24 Préludes dans tous les tons de l’échelle chromatique diatonisée à 13 sons, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 22 (1934, révision 1960) Ed. Belaieff.
Premier fragment symphonique, pour 4 pianos en quarts de ton, Op. 23a (1934)
Poème, pour 2 pianos en quarts de ton, sans Op. (1937)
Cosmos, pour 4 pianos pianos en quarts de ton, Op. 28 (1939-1940) Ed. Belaieff.
Deux Fugues, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 32 (1951)
Études sur les densités et les volumes, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 39b (1956)
Dialogue à deux, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 41 (1958-1973)
Dialogue, pour 2 pianos en quarts de ton à 8 mains, sans Op. (1959)
Études sur les mouvements rotatoires, pour 2 pianos en quarts de ton à 8 mains, Op. 45a
Composition II, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 46b (1960)
Intégrations, pour 2 pianos en quarts de ton, Op. 49 (1962)
En sixièmes de ton :
Prélude et fugue, pour 3 pianos en sixièmes de ton, Op. 30 (1945)
Poème, pour piano en sixièmes de ton de Julián Carrillo, Op. 44a (1958)
Études sur les mouvements rotatoires, pour 3 pianos en sixièmes de ton & orchestre, Op. 45b (1961)
Composition I, pour 3 pianos en sixièmes de ton, Op. 46a (1961)
Dialogue à trois, pour 3 pianos en sixièmes de ton, Op. 51 (1973-1974)
Méditations (2), pour 3 pianos en sixièmes de ton, sans Op. (non datée)
En douzièmes de ton :
Arc-en-ciel, pour 6 pianos en douzièmes de ton, Op. 37 (1956)

Roman Soufflet

Professeur de piano au conservatoire de Saint-Mandé

romans@neuf.fr

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