Les impairs du piano collectif

Emmanuelle Tat, pianiste et musicologue, brosse un panorama de l’histoire du piano collectif en suivant un axe original, celui du nombre impair : nombre impair de pianos, de pianistes ou de mains ! Playlist de l’article : https://www.youtube.com/watch?v=PdNjyzxqmWU&list=PLhutuju3lTz8z7qlJuESSfeKzfVvWNmdl

Voici présentés ici les quelques chiffres impairs que l’on croise dans le répertoire pour piano collectif. Il s’agit dans un premier temps des pièces pour un chiffre impair de pianos, puis d’un chiffre impair de pianistes et ensuite d’un chiffre impair de mains. Le pianiste possède bien une paire de mains mais il s’agit dans ce répertoire de multiplier ses mains ou de trouver parfois une paire de pianistes sans que leurs paires de mains soient utilisées et ainsi de partager ce pianiste en une demi-paire de mains ou encore d’ajouter un demi-pianiste à une paire de pianistes. Trêve de plaisanterie et allons voir ce répertoire !

 

Les impairs de pianos

Dans le répertoire de piano collectif, il semble que le premier compositeur à avoir écrit pour un chiffre impair de claviers soit J.-S. Bach, un des précurseurs du genre concerto pour clavier – ce sont à cette époque des œuvres pour le clavecin, bien que les interprétations d’aujourd’hui pour le piano n’en soient pas moins nombreuses. Il s’agit donc de deux concertos pour 3 clavecins : le Concerto en ré mineur BWV 1063 et le Concerto en ut majeur BWV 1064, chacun en trois mouvements avec cordes et continuo.

Il faut attendre le 20e siècle pour retrouver des pièces collectives pour piano au chiffre impair. Tout d’abord, citons Luigi Dallapiccola (1904-1975), compositeur et pianiste italien, qui signera une pièce intitulée Musica per 3 pianoforti (Inni) en trois mouvements datant de 1935, puis Stefan Wolpe (1902-1972), d’origine allemande, avec Enactments pour 3 pianos composée entre 1950 et 1953. Cette dernière représente un premier point culminant de la 1ère période de S. Wolpe en Amérique par une difficulté extrême de l’œuvre. Elle est aussi la concrétisation d’une vision qu’il décrivait en 1952 : « Pour la première fois depuis des années, je vois un vaste orbite possible écrire une musique existante (…) Je me rapproche de mon idéal d’écrire une langue avec un sens commun ».

Citons également deux œuvres pour 7 pianos : celle de Fernand Vandenbogaerde (1946-), Pianos/Réunion de 1987-88 et celle de Mathia Spahlinger (1944-), Farben der Frühe de 1997-2005. Dans Pianos/Réunion, pièce dédiée aux habitants de l’île de la Réunion, la disposition des pianos dans l’espace et l’utilisation du « total » sonore des instruments sont au centre de l’œuvre du compositeur : tessitures extrêmes, clusters, notes répétées, trilles, batterie, ambitus maximum des nuances, cascades rapides voyageant d’un instrument à l’autre, créent un espace tournoyant et une masse sonore sans cesse mouvante autour du public (présentation du compositeur sur http://fernand-vandenbogaerde-compositeur.fr/catalogue-par-date/). Chez Mathias Spahlinger, les « couleurs de l’aube » reviennent, comme il l’exlique lui-même, aux sons « classiques » du piano à travers six pièces : pour la 1ère, il s’agit d’un processus parcouru quatre fois avec des densités différentes, la 2nde présente un travail sur des accords atonaux, la 3ème est une étude sur les résonances, la 4ème porte sur des échelles réparties spatialement sur les pianos, la 5ème est sur la modulation métrique tandis que la 6ème s’inspire de Nicolaus A. Huber et un semis de neuf caractères très tranchés comme une « unité entre disjonction et conjonction ».

Les impairs de pianistes

C’est également au 20e siècle et plus particulièrement dans la musique contemporaine que l’on retrouve un collectif de pianistes impair dans les œuvres des compositeurs.

Ainsi Alain Louvier (1945-) propose une seule pièce (le n°14 du livre 2) dans sa série d’Agrexandrins (1981-92), pour 3 pianistes sur un piano.

Le néologisme agrexandrin est composé « d’alexandrin », prétexte poétique et « d’agresseur ». Pour le compositeur, le piano est à la fois un instrument de percussion et une harpe résonante qui permet une infinité de touchers. Il répertorie seize agresseurs que sont les dix doigts, deux poings, deux avant-bras et deux paumes. Ces pièces y mêlent aussi bien de nouvelles techniques d’attaques que des modes de jeu traditionnels. Le geste correspond à un résultat sonore précis. Et comme il le dit lui-même, puissent ces Agrexandrins servir d’introduction progressive et dépassionnée aux techniques pianistiques les plus récentes. En exergue : « … Et vous gesticulez avec vos petits bras » (Verlaine, Romances sans Paroles). Pianistes assez jeunes de préférence, assis de préférence sur un banc : cette pièce comporte des jeux d’attitude, des événements précisément notés ; les bras ont une grande importance, même en dehors du clavier et l’élément de surprise doit être recherché, y compris sur le plan visuel.

Dans Rzewski’s Spiel, Piotr Lachert (1938-2018) propose aussi une pièce pour un piano et 3 pianistes. Pianiste autant que compositeur, P. Lachert est un des premiers musiciens à inaugurer au début des années 70 un nouveau courant de pédagogie pianistique intitulé « créativité » ou « nouvelle musique consonante ».

Datant de 1973, cette pièce minimaliste offre une esthétique très attrayante.

Freidrich Wanek (1929-1991), quant à lui, donne le choix d’être sur un, deux ou trois pianos dans ses Trois Etudes (1985) pour 3 pianistes, à travers une écriture traditionnelle, avec tonalité élargie, dans un style « sérieux », germanique, contrapuntique.

Les impairs de mains

Enfin, concernant les œuvres pour un noubre impair de mains, il faut retourner au début du 20e siècle. Maurice Ravel, dans Frontispice (1918), propose une pièce pour deux pianos mais avec trois pianistes pour 5 mains. Cette partition écrite pour un effectif tout à fait singulier est prévue comme indicatif musical à un texte de Ricciotto Canudo intitulé S.P. 503, le poème du Vardar. C’est l’œuvre la plus courte de M. Ravel : quinze mesures. « Moins de deux minutes résolument polytonales avec trois lignes mélodiques indépendantes superposées, bientôt bafouées par l’intervention des accords incléments qu’y introduit la 5ème main. Le langage est ici aussi nouveau que possible, (…) trois accords finals mettent le comble à la surprise de l’auditeur par une brutale interrogation débouchant sur le vide » (1). La pièce est particulière dans sa superposition de rythmiques différentes : ternaire à 15/8 pour le piano 1 ; binaire à 5/4 pour le piano 2.

A la même époque, Igor Stravinsky écrit Trois Pièces faciles pour un piano à 3 mains. Ecrites à Clarens, la « Marche » est dédiée à Casella, la « Valse » à Satie et la « Polka » à Diaghilev. La main gauche de ce recueil est facile comme le sera la main droite dans un autre recueil de Cinq Pièces faciles, écrites à l’intention de ses enfants, qui relatent des souvenirs de séjours en Espagne et en Italie : « Andante », « Española », « Balalaïka », « Napolitana » et « Galop ». Certes, l’habitude est de faire jouer le demi-pianiste avec ses deux mains mais la performance d’une seule main reste facile !

Egalement pour un piano, Der Eid des Hippokrates (1984) de Maurizio Kagel (1931-2008) est écrite pour 3 mains. La possibilité de la jouer avec deux pianistes est envisageable mais l’aspect théâtral mis en avant dans cette œuvre engage vivement à mettre en scène trois pianistes jouant chacun une seule main. L’écriture conjugue un jeu à la fois sur le clavier et sur le bois du piano avec une vague réminiscence du tango argentin.

Comme vous l’aurez compris, le titre de cet article « Les impairs du piano collectif » n’est qu’un prétexte pour vous présenter ici quelques pièces du répertoire. Même pris au sens figuré, il n’en est rien sauf peut-être pour les impairs de mains où Frontispice de Ravel nécessite une main de plus pour ajouter une cinquième voix ou encore pour le compositeur argentin Mauricio Kagel, un des maîtres du théâtre musical, qui joue le visuel de ces pianistes manchots.

 

Playlist des œuvres citées [avec cycle dans lequel la pièce peut être jouée] :

Playlist complète : https://www.youtube.com/watch?v=PdNjyzxqmWU&list=PLhutuju3lTz8z7qlJuESSfeKzfVvWNmdl

Bach, version pour clavecin, BWV 1063 : https://www.youtube.com/watch?v=PdNjyzxqmWU

Bach, version pour piano, BWV 1063 : https://www.youtube.com/watch?v=COoxnAYXALQ

L.Dallapiccola, Musica per 3 pianoforti (Inni) [cycle 3] : https://www.youtube.com/watch?v=RNQ5KKyYkmg

S.Wolpe, Enactments [cycle 3] : https://www.youtube.com/watch?v=lHU_blfJq7A

P. Lachert, Rzewski’s Spiel [cycle 1] : https://www.youtube.com/watch?v=kRWDJEE35mM

F.K.Wanek, 3 études [cycle 3] : https://www.youtube.com/watch?v=SZzSCKZ4AX0

Ravel, Frontispice [cycle 2] : https://www.youtube.com/watch?v=ATT-1vmZZAk

Stravinsky, 3 pièces faciles [cycles 1 & 2] : https://www.youtube.com/watch?v=NoIokC7qJII

Kagel, Der Eid des Hippokrates [cycle 2] : https://www.youtube.com/watch?v=3YD6uu7dJ7I&t=19s

(1) : Tranchefort, François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, 1992, p.610

Emmanuelle Tat

Professeure de piano

aux conservatoires de Stains et Pierrefitte

emmanuelletat2@free.fr

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