Pédagogies de groupe, hier et aujourd’hui

Formatrice en pédagogie à l’isdaT et aux Pôles Supérieurs 93 et Bordeaux, Karina Cobo Dorado a publié aux éditions L’Harmattan La pédagogie de groupe dans les cours d’instruments de musique. Elle nous livre ici un panorama de la pédagogie de groupe, du 19e siècle à aujourd’hui.

La pédagogie de groupe n’est pas une nouveauté dans l’enseignement (Tricot, 2017). Cette méthodologie fait partie des propositions de l’Education Nouvelle du début du 20e siècle et s’appuie sur l’idée d’un apprentissage par coopération et entraide, grâce à la participation active et aux interactions entre élèves. Selon les bases du socioconstructivisme, il existe deux moments d’appropriation du savoir chez l’individu, un premier moment où celui-ci se trouve dans une situation sociale avec des aides particulières pour réaliser des tâches à un niveau supérieur au sien, puis un deuxième moment, où il est capable de réaliser des tâches seul et à son initiative (Vygotski, 1934). L’apprentissage serait ainsi un processus social et culturel réalisé à l’aide d’un médiateur qui guide ses élèves vers l’autonomie (Bruner, 1996).

Origines de la pédagogie de groupe

En France, même si certaines formes d’enseignement mutuel existaient déjà au 19e siècle avec des classes à fort effectif à l’école, c’est en 1920 que Roger Cousinet propose un « travail libre par groupes » où les élèves peuvent choisir entre différentes activités et s’organiser en groupes pour les réaliser. Dans la première moitié du 20e siècle, la pédagogie de groupe s’est développée sous diverses formes en Europe et en Amérique. Pour Célestin Freinet, pionnier de la pédagogie moderne, le savoir se construit grâce à l’expression libre et l’organisation des groupes autour d’un travail choisi par les élèves. John Dewey parlait d’une « méthode des projets », Adolphe Ferrière d’une « communauté d’enfants » et Henri Wallon pensait que la compétition égoïste devait disparaître de l’éducation et être remplacée par la coopération qui enseigne à l’enfant à mettre son individualité au service de la collectivité (Wallon, 1942). Plus tard, Philippe Meirieu change les finalités sociales du groupe par des buts cognitifs. Il intègre les apports des « méthodes actives » et des « pédagogies de projet » pour proposer une alternative à l’enseignement traditionnel (Meirieu, 1984).

Quelles pratiques en musique ? Des musiciens pédagogues se sont inspirés des principes de l’Education Nouvelle pour proposer un enseignement musical actif fondé sur la créativité, le groupe, l’expérimentation et le vécu sensoriel chez les enfants. Dans la méthode d’Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950), le solfège se travaille par le ressenti corporel à travers l’improvisation, des exercices rythmiques et mélodiques de coordination ou de dissociation et des jeux (ballons, cerceaux, foulards, bâtons, etc.), avant d’aborder l’écrit. Pour Carl Orff (1895-1982), la musique est une expérience sociale qui aide l’individu à élargir ses connaissances personnelles, développer ses compétences et vaincre ses inhibitions. Les enfants explorent et expérimentent en groupe à travers le chant et avec un ensemble d’instruments de percussions mélodiques et à hauteur indéterminée appelé « instrumentarium Orff ». Edgar Willems (1890-1978) pense que le but d’un professeur de musique est d’intéresser les enfants au moyen d’une participation active qui provoque leur enthousiasme sans chercher absolument la perfection. Il commence par un travail de rythme, mélodie, harmonie, improvisation et composition de manière ludique pendant au moins trois ans avant d’aborder le solfège écrit. Pour sa part, Zoltan Kodaly (1882-1967) privilégie le chant et la créativité comme bases de l’apprentissage musical.

 

Apprentissage de l’instrument en collectif

En ce qui concerne l’enseignement instrumental, c’est seulement dans les années quatre-vingt que nous entendons parler de la pédagogie de groupe. Arlette Biget, professeure de flûte traversière au conservatoire d’Orléans propose un enseignement en groupe, considérant celui-ci comme un espace d’échange, de réflexion et de partage de connaissances entre élèves. Elle décrit ses expériences pédagogiques dans son livre Une pratique de la pédagogie de groupe dans l’enseignement instrumental (1998). D’autre part, Claude Crousier, professeur de clarinette au Conservatoire de Marseille met en place des cours de groupe dans le but également de développer un rapport différent aux savoirs musicaux grâce aux interactions entre élèves. Il pense que les cours en groupe permettent aux élèves clarinettistes de travailler la dimension polyphonique de la musique et l’écoute de l’autre tout en adoptant une attitude de responsabilité collective (Crousier, 2001).

Nous constatons ainsi que, malgré la tradition des cours d’instrument individuels en France, certains professeurs expérimentent d’autres situations didactiques qui deviennent officielles dans les années 2000 (1). Le schéma d’orientation pédagogique des écoles de musique et de danse dans sa version de 1996 (2) présente la pédagogie de groupe comme une option d’enseignement instrumental avec des cours plus longs équivalents à la somme du temps correspondant à deux ou trois élèves. Dans le Référentiel du Diplôme d’Etat en Musique de 2016, la pédagogie de groupe est également considérée comme une compétence professionnelle dans le cadre de l’enseignement artistique spécialisé (3). Dans la rubrique « Mener des séances d’apprentissage », nous pouvons lire que les enseignants doivent « susciter et exploiter la diversité des situations pédagogiques : cours individuels, cours collectifs, pédagogie de groupe, ateliers… ».

Les cours d’instruments en groupe se sont largement répandus avec l’arrivée des projets à vocation sociale en Europe au début du 21e siècle. Inspirés du Sistema d’orchestres du Venezuela(4), ces divers dispositifs comme l’Orchestre à l’Ecole ou Démos en France sont inscrits dans une politique de démocratisation de la musique et sont fondés sur un apprentissage instrumental en groupe (restreint ou semi-collectif), une immersion en pratique collective (orchestre, harmonie, ensembles, etc.) dès le début d’apprentissage et un enseignement musical répondant à des objectifs sociaux. Les établissements d’enseignement artistique intègrent également de plus en plus les cours en groupe. Les professeurs instrumentistes font preuve d’adaptation et de créativité pédagogique face aux nouveaux contextes professionnels et aux nouvelles demandes éducatives, mais les formations initiale et continue jouent aussi un rôle important dans la transmission de ces savoirs professionnels.

 

Quelques exemples concrets

Toutes les pistes proposées par l’Education Nouvelle et par les pédagogies actives musicales du 20e siècle, ainsi que les réflexions modernes sur une éducation intégrale et motivante qui respecte la diversité et les différences, devraient donc venir enrichir la palette de stratégies et d’outils pédagogiques des professeurs de musique d’aujourd’hui. Voici quelques exemples d’activités à réaliser en groupe : enseignement mutuel à tour de rôle, compositions collaboratives, exercices Jaques-Dalcroze adaptés à l’instrument, débats en groupe-classe autour d’un visionnage de vidéos, ateliers avec thématiques (rythme, improvisation, transversalité), jeux de cartes, relais de phrases, jeux d’imitation, jeux musicaux avec l’instrument (différents caractères, nuances, tempos, émotions), improvisations libres, improvisations modales, improvisations harmoniques, musique de chambre avec échange des voix, alternances instrument-chant, alternances instrument-percussions corporelles, l’élève devient le chef d’orchestre, les élèves proposent des exercices, projets en autonomie, etc.

Enseigner à un groupe ou encadrer des pratiques collectives ne signifie pas nécessairement pratiquer une pédagogie de groupe. Nous parlerons de pédagogie de groupe quand les élèves sont autorisés à interagir, s’entraider, échanger leurs points de vue, créer ensemble, proposer des idées entre pairs pour construire leurs savoirs. En multipliant les interactions verbales et non verbales dans les cours collectifs de musique, les professeurs peuvent non seulement développer l’écoute collective, l’improvisation en groupe, la créativité collaborative et l’esprit critique chez leurs élèves musiciens, mais aussi créer une conscience sociale si nécessaire face aux enjeux de la société contemporaine comme l’intégration sociale, l’écologie, la place de la technologie dans la vie quotidienne ou encore la multi-culturalité.

 

Karina Cobo Dorado

Professeure de clarinette

aux conservatoires de Colomiers et Saint-Orens

Formatrice en pédagogie à l’isdaT

et aux Pôles Supérieurs 93 et Bordeaux

karina.cobo-dorado@univ-tlse2.fr

 

 

Bibliographie

BIGET, Arlette, Une pratique de la pédagogie de groupe dans l’enseignement instrumental, Paris, Cité de la Musique, 1998.

BRUNER Jérôme, L’éducation, entrée dans la culture. Les problèmes de l’école à la lumière de la psychologie culturelle. Paris, Retz, 1996.

COBO DORADO, Karina, La pédagogie de groupe dans les cours d’instruments de musique, Paris, L’Harmattan, 2015.

COUSINET, Roger, Une méthode de travail libre par groupes, Paris, Fabert, 2011 (1ère édition 1945).

CROUSIER, Claude, Le musicien et le groupe, le point de vue d’un professeur de clarinette, Paris, Cité de la Musique, 2001.

MADURELL, François (dir.), Les situations collectives dans le parcours d’apprentissage du musicien, Château-Gontier, Aedam Musicae, Coédition ADDM 53, 2012.

MEIRIEU, Philippe, Itinéraires des pédagogies de groupe, Chronique sociale, Lyon, 1984.

TRICOT, André, L’innovation pédagogique. Editions Retz, 2017.

VYGOTSKI, Lev, Pensée et Langage, Paris, La Dispute, 1997 (1ere édition 1934).

WALLON, Henri, De l’acte à la pensée, Paris, Flammarion, 1978 (1ere édition 1942).

 

(1) : Elles font partie des épreuves finales de la formation au Diplôme d’Etat et des concours de la Fonction Publique Territoriale

(2) : Voir Schéma d’orientation pédagogique 1996 [texte imprimé], Ministère de la Culture.

(3) : Voir Référentiel métier Diplôme d’État de professeur de musique. https://drop.philharmoniedeparis.fr

(4) : Créé en 1975 par José Antonio Abreu, le Sistema propose une éducation musicale à travers d’orchestres et chorales pour lutter contre l’inégalité sociale dans les lieux vulnérables du Venezuela.

 

Laisser un commentaire