Quelques dates, pour mémoire…

Martine Joste, pianiste et pédagogue, nous livre l’historique d’expérimentations autour du piano collectif qui se sont déroulées dès 1972, d’abord au Conservatoire de Pantin, puis à l’Ecole Nationale de Musique du Blanc-Mesnil, en Seine-Saint-Denis. Elle nous les raconte en tant que participante active…

En 1972 a été fondé le conservatoire municipal de musique de Pantin (93), vite surnommé « Conservatoire Expérimental de Pantin ». Sa pédagogie fut conçue et élaborée au cours des mois précédents par trois personnes : Michel Decoust, compositeur et chef d’orchestre, Irène Jarsky, chanteuse, et moi-même, pianiste.

C’est en 1971 que Michel Decoust a été sollicité par la municipalité de Pantin pour créer un conservatoire de musique. La ville de Pantin était jusque là dépourvue de toute structure musicale de cet ordre et on lui a laissé carte blanche autant pour la pédagogie que pour le recrutement des professeurs. Nous avions alors tout à bâtir, à inventer – et ce fut une magnifique opportunité qui se révélerait impossible de nos jours !

Après les événements de 1968 auxquels nous avions tous les trois participé avec enthousiasme, et confortés par les lectures de Jean Piaget, Célestin Freinet, Albert Jacquard, Marshall Mac Luhan entre autres, nous avons remis à plat et reconsidéré nos études musicales à la lumière de nos premières expériences de musiciens. Il faut savoir que nous avions précédemment obtenu, chacun dans notre spécialité, les plus hautes récompenses du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Nous avons alors souhaité ne pas reproduire ce qui s’était révélé superflu ou même nocif et en tous cas non-musical dans nos apprentissages. Particulièrement : le rabâchage, le non-respect des personnalités de chaque individu qu’il soit enfant ou adulte, l’automatisme et le systématisme des gestes ou exercices sans la conduite de la pensée et en dehors de tout contexte musical, la formation vers un but identique à tous : être le meilleur et gagner des prix internationaux, la prédominance de la compétition en lieu et place de l’émulation, etc.

L’expérience de Pantin

Nous avons mis en place une classe de jardin musical pour les 3/6 ans (totale nouveauté dans un conservatoire à l’époque), une classe d’électro-acoustique (la seule qui existait alors dans un conservatoire en France s’était ouverte à Marseille), une classe de théâtre musical. Nous avons supprimé les classes de solfège (ce qui est devenu par la suite formation musicale) et instauré l’apprentissage de ce que nous appelions le « code » dans les classes d’instrument ainsi que dans les classes de groupe. Les classes de groupe s’appelaient déjà éveil musical, puis réalisation musicale pour les plus grands, les élèves venant en cours avec leurs instruments. Les professeurs les initiaient à l’étude du « solfège » par la pratique, par le biais d’improvisations et de transcriptions qu’ils réalisaient eux-mêmes pour le groupe d’instruments rassemblé. Les cours d’instruments étaient pratiqués en collectif, par groupe de trois élèves pour une heure (au lieu des vingt minutes par élève en usage à l’époque et peut-être encore de nos jours ici ou là) pour les pianistes, et plus pour les autres instruments.

Les mots d’ordre étaient alors : “ La pratique avant la théorie. De la musique avant toute chose. ”

L’équipe des professeurs se réunissait fréquemment afin de discuter de l’évolution de la pédagogie, de donner de nouvelles idées et de privilégier une « pédagogie en mouvement ».
Dès l’ouverture du conservatoire, nous avons supprimé tout examen, autant à l’inscription (qui fonctionnait par ordre d’arrivée), qu’en cours et en fin d’étude. Nous avons remplacé les examens/concours par de fréquents concerts d’élèves. Ceux-ci avaient généralement un thème et réunissaient élèves de tout âge et tout niveau, ainsi que des professeurs, selon le thème choisi.

La première équipe était constituée de nos amis, tous musiciens de très haut niveau, intéressés par cette nouvelle aventure : Régis Pasquier au violon, Michel Portal à la clarinette, Jean-François Jenny-Clark à la contrebasse, Jean-Yves Bosseur à la composition, Guy Robert pour la classe de musique ancienne, Alain Tapié (devenu ensuite conservateur des musées des beaux-arts de Caen puis de Lille) au théâtre musical, Nadja Mehadji pour le cours d’expression corporelle, Gaston Sylvestre à la percussion, Renaud François à la flûte, Fernand Vandenbogaerde pour la création du studio d’électroacoustique, Jacqueline Ozanne à l’éveil musical, Marc-Olivier Dupin pour des cours d’harmonie, Solange Ancona pour l’analyse, Irène Jarsky bien entendu à la classe de chant, et moi-même pour la première classe de piano.

Les cours collectifs à l’instrument étaient une grande nouveauté et nous avons dû tester, expérimenter différentes méthodes en nous appuyant sur l’écoute, la créativité innée à tous les enfants, l’improvisation, le plaisir partagé, la découverte, le jeu à plusieurs, la curiosité également présente par nature chez tous les enfants, tout ceci, et bien d’autres choses encore sans exemple préalable de quiconque. Tout était à inventer et notre enthousiasme était au rendez-vous !

En 1984 est paru le premier Schéma directeur. Auparavant nous avions été conviés à son élaboration lors de diverses commissions au Ministère de la Culture afin de soutenir, entre autres, le nom et contenu de “Formation musicale” à la place de “Solfège” – ainsi que l’établissement des cycles, en remplacement des nombreux examens annuels qui jalonnaient le parcours de l’élève.

En 1975 et 1976, j’ai pu réaliser à Pantin avec le soutien du Directeur Michel Decoust, des concerts et une exposition maintenue durant plusieurs semaines, sous le titre Les pianos et les clavecins, 20 instruments, 5 siècles de musique : du clavicorde à l’Impérial Bösendorfer. Ont été présentés et joués : plusieurs pianoforte authentiques (pas des copies !) d’époques différentes afin de voir et entendre l’évolution de la facture instrumentale – des pianos en microintervalles (1/3 et 1/16ème de ton) – un piano mécanique et un piano bastringue – un piano-jouet – un clavecin Hemsche du 18ème siècle et un clavecin moderne – le merveilleux pianino Ignace Pleyel, frère de celui de Chopin – un clavicorde en kit qui a été en fabrication pendant les deux mois d’exposition. Tous ces instruments avaient été prêtés par des facteurs d’instruments et par le Musée instrumental de Paris. Ils entouraient le public, dans une grande salle des fêtes, tout à plat. Les concerts donnaient à entendre des enchaînements inouïs et particulièrement savoureux. Pour ne citer qu’un exemple, sans rupture et sans applaudissement, le Klavierstück IX de Stockhausen entendu d’un côté de la salle sur le Bösendorfer suivi immédiatement par une pièce de Couperin entendu tout à fait à l’opposé sur un clavecin d’époque. On ne peut plus éloignés de timbre et d’époque – et pourtant si proches ! Je veux rappeler également, comme souvenir merveilleux, la Berceuse de Chopin sur le petit piano droit Ignace Pleyel, où le son et le phrasé deviennent idéaux sans qu’on n’ait rien à y faire…

Les années suivantes, ont eu lieu à Pantin d’importants concerts et expositions sur « Les Cordes » puis sur « La Voix ».

Cette pédagogie de pointe a perduré à Pantin jusqu’en 1982. Quand Michel Decoust a été nommé à l’IRCAM par Pierre Boulez en 1976, la direction du conservatoire a été reprise par Irène Jarsky. La municipalité ayant changé de dirigeant en 1981, nous n’étions plus bienvenus, et après un important conflit avec les représentants de la mairie, une grande partie des professeurs s’est mise en grève. Nous avons ensuite été tous licenciés avec comme unique motif : restructuration du conservatoire. Nous avons fait un procès qui s’est conclu favorablement pour quatre professeurs sur une vingtaine, les autres ayant été déboutés.

Il y eut dans les mêmes années des expériences pédagogiques voisines, entre autres à Villeurbanne avec Antoine Duhamel, à Poitiers avec Eric Sprogis, à Yerres avec Alain Savouret, à Châlon-sur Saône avec Camille Roy.

Souvenirs du Blanc-Mesnil

Dès 1976, mon mari Fernand Vandenbogaerde, en charge du studio d’électroacoustique qu’il avait fondé à Pantin, a été nommé directeur du conservatoire du Blanc-Mesnil (93) où il est resté jusqu’en 1997. Il a repris là les nouvelles méthodes pédagogiques dispensées à Pantin, et les a considérablement développées et enrichies. En 1983 ce conservatoire est devenu Ecole nationale de musique, label octroyé par Maurice Fleuret, alors Directeur de la musique au Ministère, en raison de son « orientation pédagogique ».

L’équipe de base était particulièrement soudée. Pour ne citer que quelques-uns : Cristina Gherban et Cristina Rapp pour le jardin musical et l’éveil musical, Joëlle Faye à la réalisation musicale, Philippe Leroux au studio électroacoustique, Marianne Rivière pour la classe de violon, Claire Spangaro à la classe de violoncelle… et beaucoup d’autres !

Nous organisions des concerts d’élèves à thème tout au long de l’année, mélangeant à plaisir les diverses classes d’instruments, les âges, les formations, tous à la joie de faire de la musique et de la partager avec un public. Bien évidemment les cours collectifs dans les classes d’instrument et les classes de groupe ont perduré tout ce temps.

En 1986 nous avons inauguré au Blanc-Mesnil une série de Journées consacrées à un compositeur, en faisant participer un grand nombre d’élèves de tous âges, mêlés aux professeurs. C’est ainsi que nous avons accueilli John Cage en 1986, pour une journée mémorable qui s’est déroulée de 14h à 23h entrecoupée par un repas macrobiotique : une quarantaine de ses oeuvres ont été jouées en sa présence, en investissant la totalité du bâtiment.

En 1987 ce fut une Journée consacrée au compositeur italien Sylvano Bussotti, célèbre entre autres pour ses partitions graphiques et son théâtre musical. L’année suivante, François- Bernard Mâche a été associé à une exposition de sculptures de Françoise Catalaa. Ont suivi le compositeur espagnol Tomas Marco, avec une création rassemblant une trentaine d’élèves répartis sur plusieurs salles à différents étages, reliés par vidéo en une diffusion générale. Enfin Varèse comme prisme, journée conçue et réalisée en collaboration avec Pascale Criton.

Fernand Vandenbogaerde, au cours des années où il assumait la direction de l’Ecole a commandé nombre d’œuvres pédagogiques à des compositeurs tels que Luc Ferrari, Jean-Claude Risset, Solange Ancona, Louis Roquin, Michel Decoust, Jean-Etienne Marie, François Bousch, François-Bernard Mâche, Alain Savouret, Jean-Yves Bosseur, Francis Miroglio, Marc Monnet parmi nombre d’autres.

Nous avons aussi pu monter des concerts avec des pianos en micro-intervalles (en 1/3 et en 1/16ème de ton) conçus par le compositeur mexicain Julian Carrillo ainsi que des concerts rassemblant jusqu’à dix pianos.

Cette dernière initiative était issue de la manifestation que j’avais organisée en 1972, et reprise en 2009, qui rassemblait jusqu’à 44 pianos jouant simultanément. Elles ont toutes deux eu lieu au Piano Center à La Garenne-Colombes avec des œuvres de John Cage (Winter Music pour 20 pianos) et des créations de Pierre Marietan (Systèmes pour 35 pianos), Michel Decoust (Et/ou pour 44 pianos), Louis Roquin (Come battuto pour 20 pianos 4 mains) et Fernand Vandenbogaerde (Pianos/Réunion pour 7 pianos). Au cours de divers stages en région, j’ai pu organiser des concerts de ce type, en y adjoignant, Hommage à George Sand pour 7 pianos, synthétiseur et support sonore de Philippe Drogoz, et Blanches- noires et les 24 mains d’Alain Savouret pour 12 enfants jouant sur 4 pianos (2 pianos à queue et 2 pianos droits).

J’ajoute que la pièce Et/ou de Michel Decoust, pour 1 à 44 pianos, a été très souvent redonnée sous différentes formules : à 2 pianos (Périgueux), à 3 pianos (Grand-Couronnes), à 5 pianos (au Brésil, au Blanc-Mesnil, à Evreux), à 7 pianos (Ile de la Réunion), à 8 pianos (Rodez), à 10 pianos (au Blanc-Mesnil, Saint-Orens, Chambéry, Saint-Quentin), à 12 pianos (à Musica/Strasbourg) de même que Come Battuto de Louis Roquin, pour le même nombre de pianos joués à 4 mains.

Par ailleurs, Blanches-Noires et les 24 mains d’Alain Savouret pour 12 élèves pianistes jouant sur 2 pianos à queue et 2 pianos droits, a été donnée à Albi, Sarcelles, Herblay, Le Blanc-Mesnil, Evreux, St-Quentin (Aisne), Grand-Couronnes, Chambéry, La Roche-sur-Yon, Carcassonne…

Depuis une quinzaine d’années, j’ai la chance de pouvoir transmettre mes expériences dans le cadre de l’Association Musica Temporalia pour laquelle je mène un Atelier de Répertoire et Pédagogie du Piano contemporain avec une séance de quatre heures mensuelle au Studio du Regard du Cygne à Paris.

Un dernier mot : enseigner la musique, c’est la vivre.

Martine Joste

Pianiste et pédagogue

vdbjoste@club-internet.fr

http://musicatemporalia.wordpress.com

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