Les pianistes en collectif à Grigny

Marie-Thérèse Loustau est enseignante en piano et musique de chambre au conservatoire de Grigny (réseau CRD Essonne de Grand Paris Sud). Elle y a développé une pratique collective pour les pianistes, qu’elle raconte et analyse dix années après sa mise en place.

À Grigny, l’une des villes les plus défavorisées de France d’après la cour des Comptes, mon projet de pratique collective pour les pianistes s’inscrit dans une démarche plus globale tant du conservatoire que de la commune, en tant que ville-pilote dans le dispositif « Cité Éducative » – label obtenu en 2017, porté par le rapport Borloo sur les quartiers prioritaires. Devant le constat du fort taux d’échec et de décrochage scolaire, la nécessité s’est imposée aux élus de mettre en place une action d’envergure en direction de l’éducation des jeunes.

S’appuyant sur les récents travaux de recherche liant apprentissage artistique et performances cognitives (1), la ville de Grigny met en oeuvre, pour atteindre son objectif de réussite scolaire, le développement des pratiques artistiques, et en particulier musicales.

Philippe Rio, maire PCF de Grigny : « Nous visons l’excellence éducative pour le plus grand nombre, dans l’école et hors l’école. »

GRIGNY DANS LE PROGRAMME EUROPÉEN « URBACT »

Ainsi le conservatoire, sous l’impulsion de son directeur Edgar Solmi, développe son action sociale en prenant la culture comme support et la pratique musicale joue un rôle important dans l’éducation des enfants. C’est un acteur reconnu et un atout pour la Cité Educative de la ville de Grigny. En dehors du cursus traditionnel d’enseignement, de nombreux dispositifs ont vu le jour en quelques années dans et hors les murs, en partenariat avec les écoles de la ville : « ADA » (Ateliers de Découverte Artistique), orchestres « OSE » (Orchestre Symphonique Des Enfants) et « ONDE » (Orchestre Nomade Des Enfants), classes CHAM (Classes à Horaires Aménagés Musique), classe Maîtrise en partenariat avec l’Orchestre de Massy.

La spéci?cité de ce conservatoire réside dans son organisation autour de six modules, élaborés pour répondre aux besoins de la population : pédagogie traditionnelle ; parcours pédagogique innovant ; parcours artistique scolaire ; musique, art, santé, sciences ; fab-lab / lutherie ; studios de répétitions et d’enregistrement.

Et c’est précisément grâce à son enseignement particulier, à mi-chemin entre les champs artistique et social, que le conservatoire de Grigny a été choisi en 2018 pour représenter la France dans le programme d’échanges européens URBACT, destiné à élaborer un modèle d’excellence en repérant et modélisant des pratiques innovantes dans les domaines environnemental et sociétal, face à la forte immigration reçue en Europe les années antérieures. Le volet culturel y avait toute son importance, et en particulier la musique parce que langage universel. Selon l’adjoint en charge de la culture, Pascal Troadec, « l’objectif est de produire une méthode d’apprentissage collectif de la musique à l’échelle européenne ».

Les conservatoires de six pays européens se sont rencontrés pendant deux ans lors de journées d’étude dans leurs lieux d’enseignement, et ont pu ainsi donner une large palette de leurs pratiques respectives, désigner des pratiques d’excellence et les modéliser. Dans ce cadre, j’ai eu l’occasion de donner avec ma classe trois temps de démonstrations collectives, et ai été par la suite invitée à intervenir au conservatoire d’Aarhus au Danemark pour une session de formation auprès de 11 professeurs de piano.

DEUX PIANOS HUIT MAINS

Dans quel but ? La musique n’est pas un but en soi mais un moyen merveilleux de développement de la personne. De plus, face au désert de propositions collectives, la formation à 2 pianos 8 mains offre une réelle possibilité de pratique collective pour les pianistes, et, de par la richesse de son écriture, ouvre les élèves à une palette de sonorités orchestrale. En pratiquant collectivement, on apprend à être et faire ensemble : c’est par le contact avec les autres que l’on se découvre et se réalise progressivement soi-même. Notre objectif est de faire émerger et favoriser l’épanouissement de chaque personnalité, de voir chaque enfant devenir un adolescent puis un jeune adulte épanoui et développant toutes ses facultés. (2)

Quelle pratique collective pour les pianistes à Grigny ?

La pratique collective peut avoir de multiples canaux d’expression : depuis l’expérimentation de modes de jeu contemporains à l’exécution en concert de la transcription d’une symphonie, en passant par la forme libre de l’improvisation à plusieurs (au piano et/ou avec de petits instruments de percussion), l’analyse d’une oeuvre, le travail en commun autour d’un aspect technique ou musical, le champ est vaste !

Rechercher une sonorité homogène, une respiration et une gestuelle communes, réaliser un crescendo, un accelerando, vivre un point d’orgue ensemble, tout cela nous apprend à « entrer en communion » et à « faire UN » à plusieurs : c’est une expérience si réjouissante pour les élèves, qu’ils cherchent à la renouveler à chaque répétition et dans chaque nouvelle oeuvre !

La pratique collective, c’est aussi donner accès à nos élèves à de grandes musiques du répertoire qu’ils n’aborderaient pas autrement : ils ont par exemple joué dans le cadre de leur ?n de 1er cycle l’Étude n°3 de Chopin « Tristesse », à 2 pianos 8 mains, ou le 1er mouvement du Concerto pour 2 violons en la mineur de Vivaldi, à 3 pianos et 6 pianistes ; en ?n de 2ème cycle, les mouvements 2 et 3 du quintette « La Truite » de Schubert, ou le ?nale du Carnaval des Animaux de Saint-Saëns ; en 3ème cycle, l’ouverture des Noces de Figaro de Mozart, toujours à 2 pianos 8 mains.

Ce qui veut dire, pour nous enseignants, trouver du matériel existant dans la formation à 2 pianos 8 mains (s’agissant de transcriptions de grandes oeuvres, c’est généralement possible à partir du milieu de 2ème cycle) ou réaliser nous-mêmes nos propres arrangements sur mesure pour nos élèves. Il faut pour cela déceler si l’oeuvre se prête à une telle transcription, permettant d’alterner un découpage de l’écriture tantôt horizontal (les 2 pianos se répondent), tantôt vertical (les 2 pianos jouent en tutti). Il faut parfois savoir réécrire pour étoffer certaines parties, créer un contrechant, une basse d’accompagnement harmonique, un effet sonore particulier : le tout, sans dénaturer l’oeuvre !

Tout en veillant, pour des raisons pédagogiques, à ce que toutes les parties soient intéressantes et aient leur moment de « solo ».

MOTIVATION DES PIANISTES

Pourquoi une pratique collective pour les pianistes ? Lors de mon arrivée au conservatoire, le taux d’absentéisme observé dans les classes de piano était d’environ 50%. Le travail personnel était quasi inexistant, et aucun élève n’atteignait le niveau d’une ?n de 1er cycle. Les enfants pratiquaient des « activités », lesquelles n’étaient pas nécessairement reconduites l’année suivante. Il fallait donc de toute urgence éduquer les familles à comprendre que la pratique d’un instrument allait de pair avec une présence régulière en cours, avec la nécessité d’avoir un instrument à la maison pour permettre un entraînement personnel, et que cette pratique devait être engagée sur plusieurs années. Dès la mise en place de binômes et d’ateliers collectifs, j’ai pu constater que l’assiduité et l’engagement des élèves allaient grandissant d’un trimestre à l’autre : la pratique collective s’avérait être un puissant facteur de motivation pour eux. Venir au cours pour retrouver des copains avec qui monter des projets et se produire sur scène, voilà qui était stimulant et grati?ant !

Mais comment ? Cela commence par des considérations matérielles, pratiques… et ?nancières ! Car il ne s’agit pas de s’agglutiner à 4 ou 6 devant un médiocre piano droit : il faut d’autres moyens !

J’ai eu la chance de rencontrer, au cours de ma carrière, un directeur qui, dès son arrivée, a reçu chaque membre de l’équipe en entretien. D’entrée de jeu, il me pose cette question inattendue : « Comment seraient vos conditions de travail dans l’idéal ?

– Je ne pense pas que mon idéal soit réalisable… »

J’ai alors été invitée à décrire mon idéal « de rêve, même s’il n’était pas réalisable » :

« avoir un 2e piano dans ma salle ; disposer aussi d’une autre salle attenante à la mienne avec un 3e piano, accessible aux élèves sans ma présence ; modi?er les emplois du temps de manière à faire venir les élèves en groupe, par niveaux, deux fois dans la semaine… ».

Je vous raconte cela car peu de temps après, tout était mis en place – alors que je n’aurais pas cru cela possible. Donc, il nous appartient de le faire exister ! Riche de cette expérience, j’ai ensuite toujours annoncé, en candidatant pour de nouveaux postes, ces conditions – et les ai toujours obtenues…

Ça y est, vous avez en?n vos deux pianos, trouvé des partitions, créé vos groupes de travail. Et vous arrivez à votre premier cours collectif, seul ou à deux enseignants, avec un groupe d’élèves devant vous… En moins de dix minutes vous comprenez la nouvelle réalité qui s’impose : vous allez devoir vous transformer en animateur de groupe ! Vous devrez décupler votre énergie, pulser en permanence, occuper l’espace, tout en créant une bulle d’expérience « hors du temps ». Car ce cours doit être attrayant. Aussi la première chose est d’apporter les conditions d’une bonne

ambiance, d’une synergie de groupe, d’une harmonie ; ce cours se veut interactif, c’est-à-dire que chacun doit pouvoir participer et s’exprimer librement. Il s’agit de trouver un équilibre entre décontraction et sérieux : l’aspect humain sera aussi important que l’aspect musical !

Vous voulez soutenir l’intérêt et la participation active des élèves tout au long du cours ? La première clé sera de donner du rythme et faire en sorte qu’il n’y ait jamais de temps mort, en utilisant le contraste et la variation, dans les manières de travailler comme dans les positions physiques. Jamais de temps mort, cependant des temps de respiration ! Ce qui ne veut pas dire ne rien faire, mais simplement se reposer de l’action pianistique – par exemple en passant d’un temps d’exécution au piano à un temps de ré?exion partagée, où chacun peut suivre son rythme dans la participation.

Deux espaces sont aménagés dans ma salle lors des cours collectifs : l’espace de jeu avec deux pianos à queue et un piano droit, et un espace d’échanges avec des sièges disposés en demi-cercle.

Enfin il est important que les élèves et les familles s’engagent à une assiduité sans faille : s’il vous manque en permanence un partenaire dans une équipe, vous pourrez dif?cilement être à la fois au piano pour le remplacer (prévoyez des doubles de toutes les parties !), et à l’extérieur d’où vous écoutez et guidez le groupe… Il n’y a pas de réalisation collective sans l’engagement de chacun !

ORGANISATION PRATIQUE

J’ai mis en place cette pédagogie en collaboration avec l’un de mes collègues au conservatoire de Grigny, qui co-anime avec moi les ateliers collectifs. Nous disposons pour cela de deux salles contiguës, équipées chacune de deux pianos.

A Grigny, nous avons basé la pratique collective des pianistes sur quelques principes fondamentaux.

Tout d’abord, elle est ouverte à l’ensemble des élèves des quatre enseignants en piano : les élèves de

toutes les classes se retrouvent ainsi mélangés dans un cours collectif commun. Ensuite, nous avons conçu l’organisation de ces ateliers collectifs de manière libre et modulable d’une semaine à l’autre : nous animons ensemble ou séparément par demi-groupes, selon les besoins ; et il arrive parfois, en fonction des effectifs, que l’un de nous soit seul en charge d’un groupe de niveau. En?n, si l’objectif principal de cette pratique collective est avant tout de produire des pièces qui seront jouées en audition ou en concert d’élèves, nous avons aussi parfois d’autres objectifs : nous avons notamment pérennisé un atelier collectif d’une heure consacré à la préparation de la ?n de cycle, regroupant tous les élèves concernés. Celui-ci nous permet non seulement de proposer un travail de « mise à niveau » technique, au travers de l’étude de textes communs et d’exercice appropriés, mais aussi de travailler collectivement le morceau imposé du programme, ainsi que de préparer les élèves, tout au long de l’année, aux épreuves d’autonomie et de musique de chambre. Les élèves sont amenés à développer leur écoute, leur sens de l’observation et leur sens critique. Nous les invitons à faire leur propre commentaire, non seulement sur l’exécution des autres élèves, mais aussi sur leur propre prestation. Ils apprennent à demander de l’aide et à s’entraider, développant aussi leur con?ance, leur audace, leur autonomie – et leur sens de la « performance » !

Ce cours collectif est aussi un temps privilégié de soutien pour la préparation à l’épreuve de formation musicale, par l’analyse des textes, le travail sur les tonalités, les accords, les formes musicales, etc…

A mon sens, mettre en place de tels ateliers de pratique collective nécessite les deux éléments suivants, indispensables : premièrement, chaque enseignant en charge de la pratique collective des pianistes doit disposer de 1h30 pour un mi-temps à 3h pour un temps plein, à distribuer librement entre les différents niveaux (temps qui peut être donné à horaire ?xe toutes les semaines ; partiellement, avec une réserve pour des répétitions supplémentaires lors de préparations d’auditions ou de concerts ; à horaire, durée et fréquence modulables selon vos projets…) ; deuxièmement, il s’agit de repenser complètement l’organisation des temps de cours, conçus à la base pour des cours individuels de 30 minutes, 45 minutes ou une heure, et d’opérer une véritable révolution dans la distribution de ce temps : dès lors que l’on n’enseigne plus sous la forme de cours individuels (sauf très occasionnellement), le temps peut être réparti autrement et de manière bien plus pro?table pour les élèves !

C’est ainsi que j’ai conçu et mis en pratique depuis une dizaine d’années à Grigny une nouvelle répartition des temps de cours. J’ai mutualisé tous les temps de cours individuels des élèves de même niveau, qui s’additionnent avec ma propre réserve de temps à distribuer collectivement ; créé des binômes et réduit le temps de cours de 25 à 30% selon les cycles ; puis réparti le temps restant entre les différents groupes de niveau. Résultat :

-1er cycle (dès la 2e année) : 45’ en binôme + cours collectif 45’ (2 pianos 8 mains)

-2e cycle : 1h en binôme + cours collectif 1h (2 pianos 8 mains et/ou musique de chambre)

-3e cycle : 1h30 en binôme + cours collectif 1h30 (45’ à 2 pianos – 45’ en musique de chambre)

En?n, pour une bonne dynamique, il est souhaitable que deux enseignants co-animent ensemble !

Pour conclure, je laisse la parole à Edgar Solmi, directeur du conservatoire de Grigny : « Enseignants, ne vous considérez pas comme limités, ou enfermés dans un carcan de contraintes et de règles à respecter ! Tout au contraire : ouvrez votre esprit, autorisez-vous à imaginer les champs du possible …et sentez-vous illimités ! »

Marie-Thérèse Loustau

Enseignante en piano et musique de chambre,

coordinatrice des études au conservatoire de Grigny

Réseau CRD Essonne de Grand Paris Sud

coeur.silence@free.fr

  1. : Des spécialistes des neurosciences ont mis en évidence que la pratique musicale facilite le développement cognitif, et qu’elle est un moteur puissant dans la construction d’une personnalité sociable. Elle a des effets positifs sur la réussite scolaire et le développement personnel des élèves. Selon une évaluation de l’Institut Montaigne, la pratique de l’orchestre pendant trois ans se traduirait par une amélioration de la moyenne générale, des notes de vie scolaire, et une meilleure attitude de l’élève vis-à-vis de l’école.
  2. : Ma grande ?erté l’an dernier fut d’apprendre qu’une de mes élèves de 3ème cycle avait obtenu la note de 20/20 au grand oral du Baccalauréat, avec le sujet qu’elle avait choisi elle-même : « Quels sont les béné?ces de la pratique musicale pour le cerveau humain ? »

Élève en classe CHAM de la 6ème à la 3ème, elle a suivi nos ateliers collectifs pendant 12 ans, fait un double cursus piano / percussions classiques, et participé à toutes les auditions et concerts. Elle est désormais une étudiante épanouie : objectif atteint !

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