Lettre à un étudiant pianiste

Jeune pianiste, ami musicien, je souhaiterais te parler d’improvisation et de collectif.

Après des années (plus ou moins) à pratiquer ton instrument dans ta chambre ou dans les salles du conservatoire, n’est-il pas temps de partager ton jeu en direct avec d’autres ?

Pourquoi ?!

Et bien, l’être humain, bien qu’il sache parfois se comporter en ermite, n’en demeure pas moins un être profondément social. Le besoin d’appartenance est un concept initié par le psychologue américain H. A. Maslow, qui l’a évoqué comme un besoin fondamental lié à la nature humaine.

« Pour Maslow, une fois les besoins physiologiques et de sécurité satisfaits, l’enfant doit recevoir une réponse à ses besoins d’amour et d’appartenance. L’enfant, pour s’épanouir, a besoin d’une relation d’attachement. Il a aussi besoin pour s’épanouir de sentir qu’il appartient à un groupe, qu’il y est aimé et accepté et qu’il se considère comme membre du groupe.» (1)

Nos premiers apprentissages se font au contact de nos parents, de ceux qui nous élèvent, ils nous transmettent une langue, il y a une part d’inné incontestable mais leur comportement et leurs actions

passent à travers nous. Puis nous nous développons au contact de nos pairs, ils sont également un moteur fort pour notre croissance puisqu’ils sont plus proches de nous dans le stade de l’évolution. La clef de cette reproduction, de cette stimulation dans notre être que provoque l’autre réside dans ce que la neuroscience appelle les neurones miroirs.

Et que se serait-il passé si nous avions été seuls ? Nous n’aurions simplement pas survécu, nous avons besoin de l’autre pour vivre.

Se peut-il qu’il en soit de même pour toi ?

Je te partage un peu de mon expérience. Fruit de la culture classique, je découvris notamment l’importance de l’écoute lors de mes cours de musique de chambre mais c’est allé encore bien plus loin lorsque je développais grâce à mes professeurs de jazz une conscience rythmique profonde calée sur celle de mes compagnons de jeu. Je me rendis compte que nombre de mes difficultés rythmiques étaient dues à un manque d’écoute.

Cette ouverture vers l’autre qui peut nous déstabiliser dans un premier temps. Tout comme les chanteurs dans un chœur qui auraient du mal à trouver leur justesse dans une dissonance en lien avec un autre pupitre et qui finiraient par y trouver le plaisir de la tension qui mène à la détente. Se boucher les oreilles n’aidera pas à bien les faire chanter, au contraire, il faut accepter cette étrangeté et jouer avec.

Ecoute bien les musiciens que tu admires. Classique ou jazz, ils ne sont pas en rythme si cette idée est de jouer comme un métronome. Au contraire, ils se placent librement par rapport à un tout dont ils sont parfaitement conscients, de la même manière que Chopin étonna en créant ce célèbre décalage entre sa main gauche et sa main droite, celle-ci arrivant un peu après la première, se faisant comme désirer.

C’est une forme de souplesse et d’adaptabilité que nous enseigne cette ouverture, nous sortirons toujours enrichi de la rencontre avec une autre façon de penser.

Et puis, l’ARIAM, une entité musicale qui a malheureusement disparue (Association régionale d’informations et d’actions musicales), avait pointé le manque de jeu collectif comme l’une des principales causes d’abandon de la musique par les élèves du conservatoire.

Le jeu à plusieurs c’est un levier crucial, à la fois pour que les élèves décrochent moins vite mais aussi pour l’ambiance de classe, les relations sociales et le fait que vous ayez envie de continuer après.

Bref, à ce stade tu te dis peut-être : « D’accord, ça devrait me faire du bien de jouer avec des gens. Si j’ai bien compris, je vais gagner en ouverture et en liberté tout en renforçant mon socle de connaissance. »

Oui, c’est tout à fait ça! Là je vois ton regard qui s’assombrit et tu penses :

« Mais ça va me faire du travail en plus ! Je vais devoir pendre des cours de musique de chambre, quand est-ce que j’aurai encore du temps pour m’amuser ?! » C’est justement là où je te rejoins et je te dis, amuse-toi avec la musique !

D’abord la musique de chambre est un jeu extraordinaire, tu vas découvrir des pans entiers de la musique d’une beauté et d’une richesse inouïe, Tu peux aussi faire de la sonate ou jouer avec un chanteur des mélodies ou des Lieder.

Mais surtout il n’y a pas que la musique écrite, tu peux apprendre à jouer ce que tu entends !

Cette liberté si fondamentale de retranscrire à l’instrument ce qui passe dans notre tête. Improviser, une liberté réservée principalement aux élèves des départements jazz de nos conservatoires. Et pour quelles raisons ?

Comme tu le sais peut-être, Bach, Mozart, Chopin ou Debussy, pour ne parler que d’eux, étaient tous improvisateurs. N’y a-t-il pas à apprendre autre part que dans leurs partitions ?

Si la musique est un art éminemment oral, on peut dire que la façon dont on la transmet ne suit pas cette logique. L’enfant apprend à parler en reproduisant les sons qu’il entend puis il les associe à des concepts, des objets, il développe peu à peu son langage comme une boite à outils qu’il se serait confectionné et apprend rapidement à s’exprimer avec ses mots.

Pourquoi ne pas s’inspirer de lui pour remettre cette oralité au cœur de notre musique et proposer un apprentissage moins résolument tourné vers l’écrit ? La musique n’est pas notre langue maternelle, néanmoins, si nous apprenons à la parler, avec notre vocabulaire, nous serons libres de pouvoir échanger avec d’autres musiciens, libres de pouvoir développer un lien social à travers sa pratique. Et puis l’impro ça permet aussi de se décomplexer par rapport à l’instrument. La pression de la fausse note est moins forte, le trou noir n’existe pas. Il y a des règles générales, oui, mais tu es libre de les suivre ou non. Disons qu’au début on peut être un peu perdu, c’est normal mais on apprend vite à avoir quelques directions par l’aide de personnes extérieures, en s’inspirant des musiques que l’on aime ou simplement en essayant de piocher des idées dans nos bonnes vieilles partitions.

Et quant à ta technique, elle sera toujours une aide pour bien jouer mais il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. La qualité de ton jeu ne dépend pas de ta technique instrumentale, elle est liée à ton intention et ton imagination mais tu peux être excellent musicien sans avoir jamais reçu de conseils liés à celle-ci.

Il m’est souvent arrivé de voir des musiciens autodidactes, sans notion de technique ou de formation musicale, libres de jouer des notes au gré de leurs envies avec une facilité déconcertante !

« Avoir de la technique ne signifie donc pas, ici, disposer d’un trésor quasi matériel de savoirs et de savoir-faire acquis mais avoir la capacité d’écarter tout ce qui empêche d’être en harmonie avec une totalité.» (2)

Le développement d’un idéal sonore à atteindre est une première clef que doit acquérir le musicien en devenir et l’improvisation est à mon sens un formidable outil pour y parvenir. La volonté de faire naître un son qui correspond à celui que l’on a imaginé est le moteur fondamental de l’action de jouer un instrument.

A travers le jeu de l’improvisation tu peux apprendre à mettre au premier plan ta volonté sonore, ton chant intérieur, ton propre rapport à l’instrument.

La formulation est peut-être au début un peu gauche, probablement la conséquence d’une traduction imparfaite mais je citerai Volken Biesenbender : « Toutes les mesures prises pour améliorer la technique instrumentale devraient viser avant tout à soutenir et à stimuler l’organisation spontanée et la capacité naturelle de réaction de l’organisme en mouvement. […] En déplaçant l’intérêt de l’enfant de sa capacité naturelle d’écoute vers des considérations manuelles et des élaborations intellectuelles, en développant dès la première heure de violon des préceptes, des modes d’emploi, des représentations de ce qui est correct, des systèmes de contrôle du corps au lieu de laisser d’abord s’exprimer dans toute sa naïveté la passion du petit homme pour les sons, nous cultivons tout simplement en lui la routine et le manque de personnalité que nous reprocherons ensuite aux musiciens adultes.» (3)

J’aime cette histoire à propos de Art Tatum, célèbre pianiste de jazz aveugle qui révolutionna le monde du piano et dont Horowitz en personne, cultissime pianiste classique, était un fervent admirateur. Interviewé par un journaliste qui lui demandait comment il faisait pour jouer autant de notes, Tatum lui répondit simplement qu’il s’employait à reproduire les notes qu’il avait entendues petit sur les enregistrements que diffusait son père, fan de piano. Incapable de lire les pochettes, il ne savait simplement pas que c’était du quatre-mains. Malgré les quelques années que passa Tatum au conservatoire, il était principalement autodidacte (4).

Tu auras compris que je pense beaucoup de bien de la musique improvisée, je crois qu’elle peut apporter une immense bouffée d’air frais et la partager avec des amis, de la famille ou des proches, est un plaisir sans cesse renouvelé. A titre personnel, je peux te dire que sans elle je crois que je n’aurais pas continué la musique.

Allez, je vais clore cette petite lettre en te donnant un dernier exemple des bienfaits que peuvent t’apporter une telle pratique même s’il y en a bien d’autres.

En cultivant cette capacité à jouer ce qui te passe par la tête, tu peux t’amuser à composer de la musique et ça c’est encore un monde extraordinaire qui s’ouvre ! Tu peux le faire en prenant un crayon et du papier ou en utilisant des logiciels de composition assistée par ordinateur et là, ta capacité à improviser t’aidera beaucoup lorsqu’il s’agira d’utiliser un clavier maître pour enregistrer quelques lignes.

Wayne Shorter disait « l’improvisation c’est de la composition en temps réel » on est à la recherche de quelque chose de structuré, les élèves avancés sont très attirés par l’écriture. Moi-même je la vis de plus en plus en allant vers l’écriture.» (5)

Inspiré par la musique qui t’attire, toi aussi tu pourras petit à petit créer quelques sons électro, hip-hop, pop et que sais-je ?! Tu retourneras d’ailleurs au collectif à ce moment lorsque tu demanderas à ton entourage de venir poser une petite ligne de violon, de chant ou autre sur cette composition qui sera tienne ou lorsque tu auras besoin de l’aide de quelqu’un pour apprendre à mixer ton œuvre.

Allez, je te laisse réfléchir à tout ça et n’oublie pas que si tu as besoin, tu trouveras toujours des idées chez les artistes qui t’inspirent.

Cyprien Delaye

Accompagnateur au conservatoire d’Aubervilliers-La Courneuve

cyprien.delaye@gmail.com

(1) : Philippe Liébert, « Le besoin d’appartenance », Quand la relation parentale est rompue, Dysparentalité extrême et projets de vie pour l’enfant, édition Dunod, 2015, pp. 29-44.

(2) : Volker Biesenbender, Plaidoyer pour l’improvisation dans l’apprentissage musicale, édition Van de Velde, p. 29

(3) Volker Biesenbender, Plaidoyer pour l’improvisation dans l’apprentissage musicale, édition

Van de Velde

(4) David Horn, « The Sound World of Art Tatum. », Black Music Research Journal, 2000, p. 237–257

(5) Nicolas Dary, entretien personnel autour de l’improvisation

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