Catherine Basset
Musiques de Bali à Java – L’ordre et la fête
Cité de la Musique / Actes Sud – 1995
Morceaux choisis :
.p27 : Un instrument collectif
A l’inverse des instruments qui composent nos orchestres, les percussions des gamelan ne possèdent guère de qualités musicales hors de l’ensemble et pour cause : le véritable instrument c’est le gamelan lui-même, un clavier éclaté en modules, sorte de piano à trente mains, gouverné par une seule tête et animé par un seul esprit.
En Occident, les claviers sont pourtant les plus individualistes des instruments. Quand notre organiste joue de l’indépendance de ses doigts et de ses pieds pour exécuter seul plusieurs lignes musicales, c’est l’individu aux membres autonomes qui éclate en homme-orchestre. Nous sommes ainsi aux antipodes du gamelan, qui « partitionne la partition » à l’extrême, en tâches infinitésimales entre les instrumentistes, membres non autonomes : c’est la musique qui est éclatée, avec l’instrument.
La virtuosité résulte d’une coordination individuelle dans un cas, collective dans l’autre.
.p29 : Musique atomisée
Pris séparément, les éléments mélodiques de chaque partie sont aussi insignifiants que les points de couleurs épars sur un fil de trame d’ikat déroulé. Ceci est vrai du kotekan* comme du hoquet de nos anciennes polyphonies, mais ne correspond pas aux autres formes de contrepoint pratiquées en Occident, qui tressent au contraire des thèmes entiers, identifiables même dans leurs divers renversements. Certains idiophones accordés, ou les carillons démontés, n’offrent à chaque instrumentiste qu’une seule note, délicate à placer au bon moment dans la reconstitution d’une arabesque mélodique prestissimo.
.p29 : Le consensus, un idéal social
La concertation musicale n’est donc pas du type de ntore concerto avec dialogue de soliste et orchestre, mais paraît plutôt une image idéale du « consensus », mode de décision traditionnel en Indonésie. Les compositions relèvent d’un ordre collectif excluant l’expression soliste et l’opposition dramatique de thèmes.
La relative facilité des tâches individuelles les rend interchangeables, comme leurs exécutants : presque tous les joueurs peuvent se relayer aux différents pupitres. Nul besoin de chef d’orchestre, le groupe s’auto-coordonne sans autre baguette directrice que le maillet virevoltant d’un joueur de métallophone ou celui, autoritaire, d’un tambourinaire.
.p33 : Modèle traditionnel
Si l’on s’en tient à l’essentiel, le corps percussif d’un gamelan type en métal, l’étagement des parties est le suivant :
-sur une base de mesures à quatre temps, la colotomie ou ponctuation des cycles temporels est donnée par des frappes éparses sur des gongs isolés, les uns suspendus, les autres posés ;
-le corps de la mélodie, son « squelette » (balungan*) s’étale sur des claviers de lames ou de petits gongs de registre médium, avec un soutien en valeurs plus longues aux basses ;
-l’ornementation de la mélodie est tricotée en contrepoint sur des carillons de petits gongs et/ou des claviers de lames ;
-la direction rythmique est confiée aux tambours à deux peaux, aidés de cymbalettes ou plaquettes de métal de même fonction.
* kotekan : technique de contrepoint enchevêtré
* balungan : « squelette ». Teneur, cantus firmus, d’une pièce de gamelan.
> Cf. Jeu inspiré du gamelan