S’engager dans un futur désirable

Professeure au conservatoire de Dunkerque, Gaëlle Pavie nous livre, en ces temps de crise, une réflexion sur les missions d’enseignants, artistes, chercheurs, passeurs de savoirs.

La période de crise sanitaire que nous traversons actuellement, nous, artistes-musiciens-pédagogues est, à maints égards, une expérience inédite, déroutante tout au moins, traumatisante parfois. Cette expérience, qui nous montre la fragilité de notre monde, questionne notre relation à l’autre, réinterroge la place de nos missions d’enseignants-passeurs de savoirs.

En temps de crise, quelle place réservons-nous aux activités artistiques ?

Abraham Maslow, grand psychologue américain du siècle dernier (1908-1970), a théorisé la hiérarchie des besoins fondamentaux qui aboutissent à l’accomplissement :

Or, s’il nous a été donné l’occasion d’éprouver cette hiérarchie lors des débuts de la crise sanitaire en mars dernier (notamment les niveaux 1 et 2 de cette pyramide, c’est à dire besoins physiologiques et besoins de protection et de sécurité), nous sommes contraints aujourd’hui d’éprouver le manque qu’engendrent les échanges avec nos pairs : besoins sociaux, besoins de reconnaissance, besoins d’estime de soi, d’auto-réalisation et d’accomplissement…

Les activités artistiques doivent être inconditionnelles

L’accès à la culture, que nous croyions inconditionnel dans notre société, aura donc été fortement mis à mal, lorsqu’il n’aura pas été totalement supprimé !. En ce qui concerne les établissements d’enseignement artistique, concerts et auditions ont été supprimés en présentiel et les expérimentations virtuelles ont montré leurs limites, voire leur incapacité à remplir des besoins de socialisation précédemment comblés.

Heureusement, certains pays, parfois pourtant durement touchés par la crise, ont fait le choix du maintien de l’ouverture des salles de diffusion artistique et nous montrent le chemin. C’est le cas de l’Espagne et de la Finlande, qui, moyennant des tests massifs, ont permis une ouverture systématique des salles de spectacle, de concerts et cinémas. C’est également le cas de la Belgique, de la Suède, de la Roumanie et de la Bulgarie qui ont opté pour une ouverture partielle.

Aussi, commençons par réaffirmer que les activités culturelles sont consubstantielles à l’homme et qu’une impossibilité prolongée d’accès aux salles de concerts et aux pratiques artistiques aura un impact sur notre équilibre psychique déjà fortement mis à mal ! Comme l’exprime le manifeste d’Utopia, Appel pour la constitution d’un nouvel espace politique mondial, « s’il est un domaine, une pratique, qui exprime, qui questionne notre rapport à l’autre, au monde, c’est bien celui de la culture. Expression à la fois individuelle ou collective, elle révèle un ensemble de structures sociales, comportementales, ancestrales, intellectuelles et artistiques d’une société ou d’un groupe social. Si elle n’est pas utile, elle est indispensable pour l’individu comme pour le collectif. »

Conforter les acquis pédagogiques et les transcender

Où en est la culture aujourd’hui ? Et, plus particulièrement, l’enseignement artistique ? Peut-être faudrait-il procéder à un état des lieux, une liste de nos avancées pédagogiques récentes, d’une part pour ne pas oublier ce qu’est une situation optimale – celle d’avant la crise – mais aussi pour renforcer et conforter ces avancées : « notre système éducatif doit tendre non à une réforme mais à un dépassement de celui-ci, et tout ce qui doit être conservé doit être revitalisé », nous dit Edgar Morin dans son Manifeste pour changer l’éducation1.

On le sait, ces dernières décennies ont été marquées par les révolutions technologiques et scientifiques qui ont radicalement changé notre enseignement et notre rapport à celui-ci. De même, les finalités de la pratique artistique se sont étendues : enjeu d’intégration et de lien social (El Sistema Europe, Démos, …), réduction des inégalités territoriales (développement de projets en milieu rural), visées de résilience et d’émancipation (voir Les bienfaits de la musique sur le cerveau d’Emmanuel Bigand). Ces évolutions majeures ancrent dans une nouvelle réalité nos pratiques culturelles, du bien commun au collectif.

1/Du bien commun…

Le développement d’internet depuis plus de vingt ans et la mise en lien de tous les contenus ont permis de décupler les capacités d’interaction entre les communautés de citoyens coopérateurs. Ces échanges ont produit une quantité colossale de contenus en libre partage, qui constituent un bien commun, au sens de « bien patrimonial partagé »2 ? Concernant la musique, on trouve des informations de tout type (histoire de la musique, biographies, théories, analyses, esthétique, sur Wikipédia et une multitude de blogs rédigés par des passionnés), des partitions (via imslp.org), des concerts, enregistrements (partagés sur YouTube par exemple), des applications gratuites d’apprentissage, des logiciels de composition, des tutoriels pédagogiques.

Ces contenus, complémentaires des outils dont nous disposions jusqu’alors (partitions, méthodes, transmission de savoir-faire), viennent enrichir de façon exponentielle nos savoirs et révolutionnent notre pratique pédagogique et artistique.

Ainsi, on note un changement de posture de l’enseignant artistique : du statut de garant d’un savoir, l’enseignant est passé au statut d’enseignant polymorphe (artiste, chercheur, explorateur, animateur, ouvert aux réflexions et expériences pédagogiques de ses pairs). La structuration pyramidale – descendante, peu tournée vers l’échange et le partage – a évolué vers une structuration plus horizontale, en réseau, dans laquelle le savoir devient libre, d’accès égal et sans discrimination. Par analogie avec la permaculture, où « la diversité des espèces mises en association permet aux unes d’apporter les conditions nécessaires à la croissance des autres, et réciproquement », le partage de connaissances que permet internet crée un écosystème capable de générer de nouvelles ressources par lui-même3. De seul détenteur-transmetteur d’un savoir, l’enseignant semble donc être passé au statut d’enseignant-médiateur.

2/…au piano collectif

Les pédagogies actives développées au cours du siècle dernier nous avaient montré, dans un premier temps, la nécessité de rendre l’élève acteur de son apprentissage (expérimentation sur instrument comme préalable à l’écriture musicale, pratique de l’improvisation pour élaborer un langage traditionnel ou contemporain, révolution des répertoires pédagogiques). Dans un second temps, l’importance des notions de transversalité et de la mise en lien des savoirs a favorisé l’élargissement du champ de la pratique artistique à l’acquisition d’outils de savoir-vivre : apprendre à s’exprimer, argumenter, écouter l’autre de manière active et bienveillante, apprendre à faire société. De cet enjeu pédagogique majeur a découlé la nécessité de développer massivement dans nos conservatoires les pratiques collectives.

Nombre de conservatoires expérimentent le piano collectif ces dernières années, en témoignent la préparation de la biennale de piano collectif pour 2022, comme le site internet Piano ma non solo. A la confluence de deux éléments pédagogiques majeurs (le partage des connaissances via une plateforme collaborative ; la pratique collective au piano), cette plateforme permet d’échanger, autour d’un sujet habituellement peu abordé, des contenus pédagogiques, de partager des expériences entre enseignants, compositeurs, interprètes et directeurs de structures d’enseignement.

La période que nous traversons témoigne de notre vulnérabilité humaine et structurelle, et rend plus que jamais nécessaire d’asseoir solidement nos acquis et de mettre en œuvre toutes nos capacités d’adaptation pour nous engager, collectivement, dans un futur désirable.

Au-delà de l’apprentissage de savoir-faires, l’apprentissage artistique collectif s’ouvre à des champs d’apprentissage qui pouvaient jusqu’ici paraître éloignés : besoin de comprendre et d’être compris ; besoin de se comprendre pour comprendre les autres ; soin du vivre bien4, du savoir-vivre et de l’art de vivre : prendre le temps de l’apprentissage, favoriser l’échange, adopter une pédagogie différenciée, non discriminante, qui intègre les différences entre les élèves ; enfin, comme le recommande Edgar Morin, enseigner la complexité pour apprendre à affronter les incertitudes de l’existence.

Gaëlle Pavie

Professeure de piano au conservatoire de Dunkerque

gaelle.pavie@netcourrier.com

1Edgar Morin, Enseigner à Vivre, Actes Sud/Play bac 2014. Cet ouvrage s’intègre dans un corpus qui, en regard « de la crise profonde que connaissent nos sociétés », propose de partager des « initiatives originales et innovantes, en vue d’apporter des perspectives nouvelles pour l’avenir ».

2Cf. Hors-série de La Lettre du Musicien de novembre 2020 : Guide numérique du musicien

3L’économie symbiotique, Isabelle Delannoy, Actes Sud, 2017, p.172

4Le buen-vivir, en opposition à un bien-vivre consumériste et quantifiable.

Dans son livre Le buen vivir : pour imaginer d’autres mondes, Alberto Acosta Espinosa le définit ainsi : « Il pose les bases d’une relation harmonieuse entre l’homme et la nature, en rupture avec la dégradation engendrée par le modèle économique fondé sur la consommation et la croissance. Il développe une démocratie d’un type nouveau qui, en plus de prendre en compte les générations futures, intègre des segments historiquement exclus de la population : les femmes, les immigrés, les habitants des quartiers populaires… »

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