En rêvant de Debussy

Au conservatoire de Croissy-Beaubourg, les pianistes improvisent à partir de pièces du répertoire. Leur professeur, Cyrille Kirilov, nous raconte leur expérience à partir de Préludes de Debussy.

En 2018, lors du centenaire de l’anniversaire de la mort de Debussy, j’ai conçu pour mes élèves une pièce pour piano collectif mêlant musique écrite et musique improvisée, dans l’objectif de sensibiliser les élèves à l’esthétique et au langage de Debussy. J’ai choisi comme matériau de travail des extraits de deux préludes pour piano : La Cathédrale engloutie et Voiles. Leur traitement de l’espace, de la résonance, des plans sonores et de la gamme par tons m’ont incité à réaliser un travail en groupe.

La partition comme boîte à outils

Le groupe était composé de quatre élèves de premier cycle sur un piano et un synthétiseur. Le début de La Cathédrale engloutie sert d’introduction, les deux plans sonores étant joués par deux élèves au piano auxquels s’ajoute un troisième plan dans l’aigu, sous forme de trémolo non écrit sur la partition ci-dessous, joué au synthétiseur – ce dernier en mode célesta donne au tout une jolie couleur.

S’ensuit un ostinato dans le registre grave du piano, extrait de Voiles. Commence alors la deuxième section, avec le travail d’improvisation proprement dit sur la gamme par tons en utilisant des motifs du prélude Voiles. Sur la partition, j’ai dont écrit en vrac ces différents motifs qui peuvent être monodiques, en tierces ou en accords. Les élèves improvisent de manière collective sur ces motifs et peuvent aussi créer leurs propres motifs, la seule contrainte étant de rester dans la gamme par tons.

L’élève à la basse du piano joue à la main gauche l’ostinato sur un sib grave tout au long de la pièce, ce qui structure rythmiquement le discours. Ainsi les élèves construisent à plusieurs leur improvisation en dialoguant avec les différents motifs debussystes, la partition leur servant somme toute de boîte à outils.

Avant de travailler l’improvisation, une phase de préparation s’est articulée autour de la présentation de la gamme par tons : j’ai donné à chaque élève quelques exercices sur cette gamme en utilisant ses propriétés pour se l’approprier aussi bien sur un plan technique qu’auditif : tierces majeures, tritons, accords augmentés, mains alternées en secondes… Ce travail prend un certain temps, surtout pour des élèves de premier cycle, mais au bout de quelques séances, ils apprivoisent cette fameuse gamme. Parallèlement à ce travail, on analyse également les différents motifs thématiques du prélude, leurs traitements, développements et superpositions.

De l’analyse à l’improvisation

Sur un plan purement sensoriel, les élèves finissent aussi par mieux sentir cette esthétique qui ne possède pas vraiment de centre de gravité, contrairement au langage tonal, ce qui crée une atmosphère flottante – d’où l’ambiguïté du titre de Debussy, Voiles. J’établis notamment un parallèle dans le traitement de l’intervalle de seconde : dans le langage tonal, il est perçu comme une dissonance qui demande à être résolue sur une tierce (voir cadence sur la partition), alors que chez Debussy la seconde majeure est plutôt perçue comme une consonance.

A partir du moment où les élèves se sentent plus à l’aise avec cette esthétique, débute alors le travail sur l’improvisation. Ici on peut globalement distinguer deux phases :

  • Dans un premier temps, les élèves cherchent à placer tous les motifs qu’ils ont travaillés, sans vraiment prendre en considération ce que leurs camarades sont en train de jouer.

  • Dans la deuxième phase, les élèves parviennent progressivement à se détacher de leur « boîte à outils » afin d’écouter ce que proposent musicalement leurs partenaires et construire progressivement un discours collectif qui se tient.

Tout ce travail a permis à des élèves de premier cycle d’aborder des œuvres qui sont bien au-dessus de leur niveau, sous un angle créatif en improvisant de manière collective dans un mode défini. Cela les a sensibilisé également à une esthétique qu’ils ne connaissaient pas encore. Ainsi lorsqu’ils aborderont les œuvres de Debussy dans un but d’interprétation, ils auront déjà eu une entrée en la matière et seront familiarisés à cet univers.

Cyrille Kirilov

Professeur de piano

à l’école de musique municipale de Croissy-Beaubourg

cyrille.kirilov@gmail.com

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