Dialogue sur les neurosciences et l’apprentissage du piano

Dialogue entre Hervé Glasel, neuropsychologue et directeur du CERENE – le centre de référence pour l’évaluation neuropsychologique de l’enfant – et Fabien Cailleteau, professeur de piano au conservatoire de Saint-Denis. Au sujet : le son et sa complexité, le geste et son apprentissage, et plus largement l’autonomie de l’élève et la posture du professeur.

Fabien Cailleteau : Partons du son, si tu veux bien. Si l’on considère qu’au piano l’intention de produire un son guide la réalisation d’un geste, il nous faut étudier le son dans sa complexité… Il me paraît intéressant, dans l’apprentissage de la musique, de partir des quatre paramètres du son. C’est ensemble qu’ils guident la réalisation d’un geste : hauteur, durée, intensité, timbre. Ou, dit autrement, notes, rythmes, nuances, qualité sonore – ce dernier paramètre est vaste, il englobe les modes de jeu, l’articulation, le phrasé, le poids, la vitesse d’attaque.

Nombre de méthodes de piano privilégient notes et rythmes et n’abordent que tardivement les nuances et la qualité du son. Pour autant, il me semble important de travailler chacun des quatre paramètres : séparément, puis en les combinant progressivement.

Hervé Glasel : Oui, je pense que l’enjeu est de considérer l’ensemble des quatre paramètres le plus tôt possible, tout en gérant la complexité inhérente à leur nombre de quatre ! Comme tu le dis, l’enseignement privilégie bien souvent notes et rythmes (qui sont explicites et précis sur la partition), repoussant à plus tard les nuances, et encore plus la qualité sonore. Pour autant, à moins d’un travail intensif, il apparaît que l’assimilation tardive de la nuance et de la qualité sonore rend ces deux paramètres moins intégrés dans le geste, moins ancrés lors de l’interprétation de la pièce.

Cela remet en cause la hiérarchie traditionnelle, qui a tendance à partir de la note aux dépens des autres paramètres. Aborder explicitement le plus tôt possible chacun des paramètres permettra à l’apprenant d’en prendre conscience, et nous les travaillons de façon indépendante pour éviter les phénomènes de tâche multiple.

L’idée serait donc de partir d’un des quatre paramètres (et pas nécessairement les hauteurs), et de le combiner progressivement avec les trois autres.

F.C. : C’est ce que fait György Kurtag dans ses Jatekok, dès les années 1970 ! Prenons Fleurs nous sommes, dans le volume 1 : la version en clusters permet au pianiste de travailler intensités et timbre de façon contrôlée, alors que notes et durées sont approximatives. Et l’on pourrait progressivement passer du cluster à trois doigts simultanés, puis un doigt par main. Et c’est ainsi qu’on arrive à la version en notes de Fleurs nous sommes.

 

H.G. : Pour résumer, je dirais que travailler un son, ou une suite de sons, demande de prendre en compte la complexité du son donc du geste. Il s’agit alors de travailler par étapes préparatoires cumulatives : suivant le geste, la première étape ne sera pas nécessairement celle des notes, mais tout autre paramètre peut être choisi.

Je donne un autre exemple : le travail d’un fragment de mélodie. Première étape, on demandera à l’élève de jouer une suite de notes suivant le dessin mélodique du fragment en question (hauteurs relatives, durées aléatoires), avec intensité et timbre contrôlés, tels que voulu dans l’état final. Deuxième étape, les doigtés devront être exacts. Puis c’est le rythme qui sera juste. Enfin, dernière étape, les notes seront justes elles-aussi.

Et travailler les différents paramètres, c’est aussi apprendre à l’élève tout un vocabulaire pour les préciser.

F.C. : Ce que nous décrivons là nous éloigne d’un travail linéaire pour un travail plus segmenté, ce qu’ont recommandé une bonne partie des pédagogues du siècle dernier. Dans ses Principes rationnels de la technique pianistique, Alfred Cortot conseille de « travailler, non pas le passage difficile, mais la difficulté qu’il contient, ramenée à son principe élémentaire ». On voit bien tout l’intérêt d’une telle démarche, mais qu’en disent les neurosciences ? N’est-ce pas plus difficile pour le jeune pianiste ?

H.G. : Comment réalise-t-on un geste ? D’un point de vue cognitif, on peut décrire quatre étapes de réalisation : l’intention, la planification, la programmation et l’exécution. Et le travail du geste passe nécessairement par une pratique, un entraînement physique, fait de tâtonnements, puis de répétitions sous contrôle attentionnel jusqu’à être capable d’un geste automatisé, qui sera stocké en mémoire procédurale.

Si je travaille ma main droite du début à la fin du morceau, cela créera une surcharge cognitive insoutenable (c’est pour cela que bien souvent seuls les paramètres des notes et rythmes sont contrôlés). Il est bien plus efficace de travailler un premier passage tel que décrit plus haut, de le répéter jusqu’à l’automatiser, avant de passer au suivant.

F.C. : Si je prends l’exemple d’une main gauche avec déplacements, comme dans une valse de Chopin, on peut dire que travailler chacun des déplacements jusqu’à automatisation est bien plus efficient que de monter le tempo progressivement sur l’ensemble de la main gauche.

H.G. : Oui, et on peut généraliser cette méthode à l’ensemble des gestes. Mais tu as raison, cela n’est pas évident pour le jeune pianiste : chaque étape préparatoire peut nécessiter un chemin d’apprentissage lui-même fait d’étapes, voire de détours inattendus. On passera par exemple par des percussions corporelles, par la diction, par le chant. Tout cela sans nécessairement passer par la lecture !

F.C. : Autant d’étapes pour lesquelles le collectif peut constituer un outil…

H.G. : Pratique et théorie se retrouvent très souvent liées, qu’il s’agisse de lire, faire, écouter, entendre, mémoriser, imiter. Tout apprentissage est global et complexe : pour ce qui concerne la musique, chaque tâche comprend bien souvent une part visuelle (partition, clavier, instrument, partenaire), oculomotrice (partition et clavier), auditive (son propre jeu, celui des partenaires, écoute réduite, écoute globale), langagière (nombreux termes spécifiques au monde de la musique), motrice (déplacement du buste), praxique (gestes), attentionnelle et exécutive (nombre de consignes à intégrer et prioriser).

Comme nous l’avons vu, les étapes d’apprentissage doivent être cumulatives, c’est-à-dire que l’élève intègre chaque étape, la répète jusqu’à automatisme avant de passer à la suivante. Mais ce qui est tout aussi important, c’est de faire vivre la transition d’une étape à l’autre, l’expliciter, la rendre évidente. Enfin cette automatisation permettra de libérer des ressources cognitives afin de pouvoir travailler les nombreux autres aspects de la partition et, in fine, laisser libre cours à l’interprétation.

F.C. : On touche là un apport incontestable de l’enseignement collectif : répartir les différentes étapes au fur et à mesure pour en réaliser une polyphonie de paliers, en faire vivre les transitions, puis inverser les rôles ; et chacun joue avec les différentes étapes. Si je reprends l’exemple de Fleurs nous sommes, un élève jouera encore en clusters, pendant qu’un autre jouera à trois doigts et le dernier les notes justes. Au passage, cela rend évidentes les différentes étapes d’apprentissage, et on peut espérer que cela permette à chacun de mémoriser plus facilement le processus pour le refaire à la maison.

H.G. : Oui, d’autant plus qu’ils auront pris plaisir à partager cette musique ensemble ! Je reviens sur l’importance du vocabulaire, du langage. Nommer aide à comprendre, intégrer, mémoriser durablement. Le pédagogue doit garder en tête qu’il est important de donner du sens à l’apprentissage. Y compris un sens musical ! Travailler par gestes, par fragments de mélodie, par phrases musicales. Et, au-delà de ça, comment faire pour que l’élève donne lui aussi un sens à ses apprentissages ? Partir des envies de l’élève, de ce qu’il apporte, de son monde ; que l’élève soit actif, acteur, auteur de choix, force de proposition ; quand un passage ne fonctionne pas, faire formuler des hypothèses. Le cours est un processus relationnel.

 

F.C. : Abordons justement le sujet de l’autonomie. Que nous disent les neurosciences à ce sujet ?

H.G. : Tout ce dont on vient de parler, que l’on pourrait rassembler sous le vocable de pédagogie active, est essentiel. De même que l’annonce du plan de la séance : cela permet alors à l’élève de s’emparer du déroulement de la séance, des différents moments d’apprentissage. Une telle annonce peut d’ailleurs se réaliser sous forme musicale !

L’apprentissage de l’autonomie est directement lié à ce qu’on appelle la métacognition, c’est-à-dire la cognition sur ses propres processus mentaux. Comment est-ce que je fonctionne, comment est-ce que j’apprends un passage, comment est-ce que je comprends mes chemins d’apprentissage ? Pour inciter une telle réflexion chez l’élève, il est intéressant de travailler le plus régulièrement possible les feedbacks, retours sur ce qui vient de se passer. Ce peut être à partir d’enregistrements, ou en collectif, avec explicitation précise des points positifs et des points à améliorer. De là, quels outils pour y remédier, pour quelle raison ?

Encore un avantage de l’apprentissage en collectif : l’évaluation des pairs, et par les pairs, constitue une étape essentielle vers l’auto-évaluation. Je prends conscience des facilités et difficultés de chacun, mais aussi des stratégies personnelles ; cela me donne alors un regard extérieur sur mes propres processus mentaux et m’en donne une meilleure compréhension.

F.C. : Le travail à la maison est essentiel dans l’apprentissage d’un instrument. En veillant à ce que le travail en cours soit méthodique, le professeur met toutes les chances du côté de l’élève pour que celui-ci pratique de la même façon, une fois seul face à son instrument. Pour autant, une des plus grandes difficultés dans le travail à la maison semble résider dans la correction d’une erreur. Je pense par exemple à un oubli d’altération ou une erreur de doigté.

H.G. : On l’a vu plus haut, les gestes sont automatisés, c’est-à-dire encodés en mémoire procédurale. Ce qui signifie qu’un oubli d’altération ou une erreur de doigté est elle-aussi encodée. L’enjeu est donc de sortir de l’automatisme. Pour cela, plusieurs pistes nous sont données par les neurosciences. Une première idée serait d’engrammer une information nouvelle, en manipulant le contexte (inattendu, original, spatiotemporel). Une autre serait de doubler l’automatisme d’un code non utilisé jusqu’à présent dans le passage en question : par exemple, dire le doigté à haute voix, dans le cas d’une erreur de doigté. Enfin on peut aussi essayer de jouer avec le passage corrigé. Création, improvisation, jeu à plusieurs mêleront nouvel encodage et manipulation du contexte.

En tout cas, il me paraît essentiel que l’élève comprenne que l’erreur n’est pas une faute. Au contraire, il s’agit d’un défi à relever, et on progresse d’autant dans la compréhension de nos processus mentaux !

F.C. : Finalement j’ai l’impression que ressort de notre discussion un positionnement différent du professeur. Outillé d’éléments de neurosciences, celui-ci peut situer l’élève comme acteur de son propre apprentissage, dans une démarche réflexive, entouré de son enseignant. S’opère ainsi non pas un effacement mais un décentrement du professeur, y compris dans le cadre d’un cours collectif…

H.G. : On l’a vu, feedback et métacognition sont des outils essentiels dans l’apprentissage. Je ne saurais d’ailleurs trop conseiller aux professeurs eux-mêmes de s’enregistrer pour travailler sur leurs propres processus. On peut imaginer de telles séances de relecture en collectif de professeurs !

J’en reviens au décentrement du professeur dans le cadre du cours collectif. Le pédagogue et psychologue Lev Vygotski a parlé le premier de zone proximale de développement. Il s’agit de la zone dans laquelle on pourra attirer l’élève pour des apprentissages nouveaux, accompagné d’un tiers. Cette zone proximale de développement nous donne une image plus dynamique de là où en est un élève, plutôt que de se limiter à ses seuls acquis. Mais ce qui m’intéresse également dans cette idée, c’est qu’un apprentissage passe plus facilement entre deux enfants qu’entre un enfant et un professeur ! En effet quand la différence est trop grande, l’enfant ne pourra s’identifier, se projeter dans la réalisation de ce qu’il ne sait pas encore faire. De plus, l’adulte expert risque d’escamoter certaines étapes, qui pour lui sont évidentes, mais ne le sont pas encore pour l’apprenant. De ce fait, il est plus efficient de réunir des apprenants proches les uns des autres. Et l’adulte endosse plutôt un rôle de passeur. Un tel décentrement du professeur est bénéfique à plus d’un égard : une position d’extériorité qui prête à l’observation, la compréhension, l’analyse des divers processus mentaux des élèves, de leurs cheminements propres et de leur relation à l’autre et la musique.

Hervé Glasel

neuropsychologue,

directeur du CERENE

herve.glasel@cerene-education.fr

Fabien Cailleteau

professeur de piano

au conservatoire de Saint-Denis

fabien.cailleteau@hotmail.fr

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