La Fantaisie en Fa mineur de Schubert – Analyse détaillée par Roman Soufflet

La Fantaisie en fa mineur a été composée entre janvier et avril 1828 et jouée pour la première fois dans la sphère intime le 9 mai 1828 ; Schubert l’interprète alors avec Lachner devant Bauernfeld, deux de ses amis et partenaires de prédilection. De la Wanderer Fantasie, Schubert reprend le plan général en quatre parties enchaînées ; de la Fantaisie pour violon et piano, Schubert réinvestit l’idée d’un retour thématique. Mais là où dans cette dernière, la reprise du thème permettait d’introduire le finale Allegro Vivace – sur le modèle de l’opus 101 de Beethoven – ce retour vient ici conclure l’œuvre et la clore de manière cyclique.

Les quatre mouvements sont ainsi disposés : Molto moderato, Fa min. (119 mesures) ; Largo, Fa#min. (43 mesures) ; Allegro Vivace, Fa#min. (275 mesures) ; Tempo I, Fa min. (133 mesures)

D’une part, nous pouvons observer la palette restreinte des modulations ; tout le champ tonal de l’œuvre semble compris dans l’oscillation entre fa mineur et fa#, dans une relation napolitaine qui revêtira une importance déterminante au sein du morceau. D’autre part, nous constatons également l’organisation en triptyque et l’importance accordée dans les proportions à l’Allegro Vivace.

Premier mouvement :

Le premier mouvement « Allegro molto moderato » le terme Allegro est parfois omis selon les éditions – débute dans la nuance piano par une formule d’accompagnement confiée au secondo, forme de tapis sonore posant le climat de la romance et appelant l’entrée de la soprane. Cette dernière fait désirer l’entame de sa cantilène à l’aide d’un motif d’amorce en valeur pointée, puis tente de se déployer délicatement vers la quarte supérieure, encore entravée dans son mouvement par une frêle petite note en appoggiature ; elle finit par la toucher avant de retomber avec la légèreté d’une plume. Si le saut de quarte agrémenté de valeurs pointées pourrait conférer à ce thème une allure quelque peu martiale, la présence constante de la gracile appoggiature la pare au contraire d’une certaine fragilité, laquelle n’est pas sans annoncer les mélodies de Chopin. Il n’est donc pas question ici de marche, si ce n’est de celle du Wanderer, rêverie du promeneur schubertien dont le vagabondage au sein de la nature n’a d’égal que l’errance de l’âme. Ce motif est réinvesti à l’envi dans une mélodieuse première phrase avant d’être repris à l’octave mesure 15. La reprise du thème sous forme dérivée au secondo mes.24 vient créer un premier jeu polyphonique qui viendra buter à trois reprises sur l’accord napolitain (mes.31, 33 et 35) – Schubert met ici délibérément en valeur la relation avec le solb napolitain – avant de déboucher mes.38 sur la version majorisée du thème, dans cette dualité majeur/mineur si caractéristique du compositeur.

Au moment où le thème, sous sa forme bienveillante, s’orientait vers sa conclusion, surgit de manière péremptoire un nouveau thème en fa mineur, mes.48. Celui-ci est l’exact opposé de son prédécesseur : là où le premier était délicat et intime, lui s’affiche conquérant et impérieux ; au caractère essentiellement mélodique et horizontal du premier, il oppose son énergie impétueuse et son écriture verticale, dont le profil sévère est renforcé par le caractère obstiné de sa rythmique. Des triolets chromatiques interviennent dès la mesure 54 et viennent quelque peu corrompre la répétition impitoyable du motif rythmique aux basses. Puis débutent les premières superpositions contrapuntiques (mes.58) sur le motif de tête du thème impérieux, conférant à l’ensemble une impression de grandeur – le registre convoqué est ici celui de l’épique – et donnant un premier aperçu des potentialités contrapuntiques du second thème.

Deux mesures de transition (mes. 64-65) en glissement chromatique, rappelant par augmentation la figure d’amorce du premier thème, conduisent à un nouvel énoncé de celui-ci, mais cette fois dans la tonalité de réb majeur.

Si les deux thèmes décrits pourraient rappeler a priori l’opposition des deux thèmes de la forme-sonate – leur contraste de caractère, en profils féminin et masculin selon les critères de l’époque, va dans ce sens – le mouvement ne s’élabore pas dans ce cadre : il n’y a pas d’opposition tonale entre les deux thèmes – l’ambivalence majeur/mineur n’y est pas réductible – et nous ne rencontrons pas à proprement parler de développement, mais plutôt la simple juxtaposition de ces deux thèmes, les protagonistes réapparaissant à chaque fois sous un revêtement différent.

Ainsi, au retour du premier thème en réb répondra celui du deuxième en la mineur mesure 73. Son flux de triolet viendra par la suite contaminer le premier thème lors de son retour dans la tonalité d’origine de fa mineur mesure 91. Enfin, le second thème apparaît mesure 101 pour la première fois dans un contexte majeur, dans une version apaisée et beaucoup plus horizontale. Les quelques résidus chromatiques qu’on remarque mesure 112 paraissent pour le moins inoffensifs, et l’on se laisserait presque convaincre par cette synthèse paisible et cette quiétude retrouvée.

Mais celle-ci est naturellement de courte durée. Les trois ponctuations, inspirées du motif d’amorce du premier thème – lesquelles conduisaient aussi à son retour en réb majeur mes.64-65 – sont ici reprises dans un geste théâtral qui passe sans transition, par simple juxtaposition chromatique, de l’accord de fa mineur à celui de fa# mineur. Cette manière abrupte de passer du ton principal du premier mouvement à celui de son napolitain renvoie sans doute à la Grande fantaisie pour orgue mécanique de Mozart, où l’on rencontre un effet tout à fait similaire, et peut aussi faire songer à la relation de demi-ton qui structure la Hammerklavier de Beethoven.

Deuxième mouvement :

C’est donc avec fracas que débute cette nouvelle section. Le tempo ralenti (Largo) peut évoquer la solennité de l’ouverture à la française avec ses rythmes pointés ; le registre est ici épique, dynamisé par des trilles en roulements de tambour et les sauts de quarte dérivés du premier thème du mouvement précédent. Schubert semble cette fois-ci pleinement exploiter les potentialités martiales latentes de ce thème, à présent extériorisé et débarrassé de toute fragilité. Cette nouvelle version est bâtie sur une ligne de basse descendante lui conférant une impression d’inexorabilité. Au bout de quelques mesures, débute une écriture canonique sous forme d’interjections en rythme pointé (mes. 126 et suivantes) qui, suite à une gradation, mènent à une mesure de silence (mes.132).

A ce moment, en contraste total, Schubert introduit dans la tonalité majorisée (fa # majeur) l’équivalent d’un duo de bel canto, véritable scène de dialogue amoureux d’opéra italien, où les amants transis s’échangent des mots doux. Si le rythme pointé est toujours présent, il semble n’avoir ici plus d’autre motivation que l’impatience du sentiment amoureux. La scène reprend avec plus d’ardeur quelques mesures plus loin en majeur ; les formules d’ornementation galantes y tiennent lieu de roucoulades. Mais l’écriture se resserre ; les échanges deviennent de plus en plus vifs, rebondissant dans diverses tonalités (La min. ; Mi min. ; Si min. ; Fa# min.) avant de se heurter de nouveau au ton napolitain, en reprenant le motif pointé sous forme de chute. Deux mesures de suspension pianissimo (mes.146-147) conduisent au retour du thème du début du mouvement. Celui-ci semble cette fois-ci comme étouffé, donné dans une lumière tamisée, mais c’est pour mieux resurgir quelques mesures plus loin (mes.154), progresser en surenchère jusqu’à une forme d’hybris, avant de retomber cran par cran (à partir de la mesure 158) et aboutir à une suspension sur la dominante (mes.162). Ainsi, dans ce mouvement, pas de tentative de synthèse, seulement la juxtaposition de deux climats contrastés, le thème galant n’apparaissant que comme une lumineuse éclaircie au sein d’un triptyque mineur / majeur / mineur, gouverné par la solennité du rythme pointé.

Troisième mouvement :

Le scherzo qui suit, Allegro Vivace à trois temps, est empreint de vitalité et d’optimisme. Sa coupe est ternaire, avec trio central, comme on pourrait l’attendre d’un scherzo de sonate. De par ses contours et son caractère, il n’est pas sans rappeler celui de la Sonate pour piano D.960. (Cf annexe 2c) Un examen rapide de son premier thème nous permet de constater qu’il est bâti initialement sur le même matériau que celui du début du mouvement précédent ; nous en retrouvons ainsi la matrice harmonique sur ligne descendante ainsi que le canevas mélodique en quintes. (Cf annexe 2a) Le dernier tétracorde descendant de la basse donne lieu à la partie primo à un motif espiègle permettant de réinvestir les « petites notes » du premier thème (du premier mouvement) dans un contexte beaucoup plus joyeux, là où l’accompagnement met en valeur le motif de quartes. S’ensuit un nouveau motif en va-et-vient de tierces parcourant l’intervalle de quarte, couplé à un motif de croches dérivé du début du mouvement qui donne lieu à un jeu de réponses entre les deux pianistes, d’abord en majeur, puis s’orientant vers la dominante de la majeur.

Quelques mesures de transition (mes.197 à 205) alternent les dominantes de fa # et de si mineur avec des accords de sixte augmentée créant avec elles un effet de napolitain, et conduisant, mesure 205, à la superposition des deux thèmes énoncés. Les échanges se multiplient et vont en s’intensifiant jusqu’à un sommet à partir de la mesure 229 ; puis la révélation « à nu » du tétracorde descendant, mesures 245 à 248, permet de retomber sur l’équivalent du début de ce mouvement, mais cette fois-ci sous forme d’enchevêtrement des deux thèmes, témoin des expériences contrapuntiques passées. La musique suit le même parcours qu’initialement mais le discours se clôt par une cadence en fa# majeur (mes.270-271).

A la mesure suivante (mes.272) débute un trio en majeur pianissimo, con delicatezza. Traité sous la forme de jeux canoniques, il constitue le prolongement et la quintessence des échanges précédents. A l’image du mouvement entier, il est placé sous le signe du divertissement, avec des formules balancées d’un pianiste à l’autre, dans un jeu qui, espiègle, proche du badinage amoureux, sollicite pleinement la complicité des interprètes. L’Allegro Vivace reprend ensuite le même déroulement que lors du premier volet.

Mais souvent chez Schubert, le divertissement dissimule le drame ; l’insouciance n’est qu’éphémère et l’orage ne tarde guère à gronder. C’est ainsi qu’à la fin du mouvement le tragique refait irruption : à l’instar d’une « percée » mahlérienne – l’expression est d’Adorno – la fatalité reprend brusquement le dessus, sous la forme d’un martèlement d’octaves. Schubert tire parti de l’ambiguïté enharmonique du do# pour glisser du lumineux fa# majeur au douloureux fa mineur. Le martèlement est accompagné de deux traits de gammes en mouvements contraires qui élargissent le registre et aboutissent à deux impacts, suivis d’un silence particulièrement dramatique.

Quatrième mouvement :

C’est au faîte de cette tension, comme sortant de l’ombre, que Schubert choisit de réintroduire l’accompagnement qui précédait le thème du premier mouvement. Ce retour du thème provoque des sentiments mêlés : le plaisir d’en retrouver les charmes ne peut se défaire d’un certain caractère déceptif. C’est qu’en effet, après la joviale légèreté d’un scherzo résolument optimiste et empreint de vitalité, le retour au ton de fa mineur et à sa frêle mélodie ne peut que s’apparenter à une rechute ou à un repli sur soi. Observons que la simple présentation des mesures d’accompagnement suffit à en provoquer l’effet ; celles-ci exercent non seulement une fonction d’annonce, d’ « amorçage » en quelque sorte de la mélodie à venir, mais possèdent également un véritable pouvoir mnémosique : par ces quelques mesures, l’esprit instantanément se souvient, réalise le caractère éphémère des réjouissances passées du scherzo, et se résigne.

Les retours chez Schubert se dotent souvent d’une expressivité particulière : les thèmes d’aspect parfois naïf se nourrissent des expériences surmontées au cours de l’œuvre, se chargent par là même progressivement d’un poids expressif, si bien que leur retour dans leur nudité originelle procure alors une émotion décuplée, insoupçonnable lors de leur première audition. C’est là le poids de la nostalgie, le travail de la mémoire, qui progressivement recouvre d’un voile doré les souvenirs antérieurs. Il en est ainsi par exemple de la candide petite mélodie du Frühlingstraum, lied du Winterreise, dont le retour faisant suite à la colère et à l’abattement arracherait presque des larmes. Les exemples en la matière ne manquent pas.

Ici, le sentiment de nostalgie est encore renforcé par la position au sein de l’œuvre : contrairement à la Wanderer Fantasie et à la Fantaisie pour violon et piano qui sacrifiaient encore à la tradition du finale dynamique, le dernier mouvement de cette œuvre débutera et se concluera dans le tempo du premier thème, « molto moderato ».

On s’attend dès lors à retrouver la même trajectoire que dans le premier mouvement, à placer de nouveau nos pas dans les mêmes traces. Hormis une ellipse mesure 449, cela reste vrai jusqu’à l’apparition du second thème, mesure 474. Celui-ci intervient sous une forme transfigurée, libérant à présent tout le potentiel contrapuntique qui n’était jusque là qu’entrevu. Au thème impérieux se greffe un contre-sujet parcourant l’ancrage de quarte sous forme descendante, renforçant sa dimension fatale. Les deux motifs sont alors traités en fugato, dans une écriture grandiose qui vise à la magnificence de par sa richesse et sa complexité polyphoniques.

Ce traitement correspond chez Schubert à l’aboutissement d’expériences précédentes. En effet, dès sa première œuvre, la Fantaisie D.1, il envisageait l’écriture d’un finale sous forme de fugue ; la Fantaisie D.9 de 1811 présentait une tendance au contrepoint ; le finale de la Wanderer Fantasie, étape décisive avant cette dernière fantaisie, débute également par une fugue. L’écriture fuguée représentait alors une forme d’absolu, de complexité ultime de la composition musicale, que le maître Bach avait su mener à des sommets ; elle était à la musique ce que la cathédrale gothique pouvait représenter en architecture, et était sans doute aux yeux de Schubert la seule à même de conclure les œuvres les plus élevées.

Schubert est à présent en pleine possession de ses moyens et réalise ici une belle démonstration de ses talents contrapuntiques. A ces deux motifs s’adjoint mesure 490 celui de triolets chromatiques qui déjà se greffait au thème impérieux dans le premier mouvement (mes.60). Les différents motifs se combinent, s’emboîtent, s’entrechoquent et s’entrecroisent dans une savante élaboration du matériau musical. Mesure 518 , une pédale de dominante en battements d’octaves provoque un resserrement et une intensification du discours sous forme de strettes. Alors que l’on semblait s’orienter vers une cadence, Schubert relance le propos mesure 532 à l’aide d’une septième de dominante fz mettant en valeur le solb napolitain. L’effet sera reproduit quelques mesures plus loin (mes.538) et le solb sera encore convoqué deux fois, mesures 548 et 551, sous forme de points culminants en véritable plafond de verre sur lequel viennent se briser les courses d’octaves. Une mesure de silence, mesure 554, vient interrompre brutalement le flux musical et mettre fin à cette impressionnante surenchère contrapuntique. A nouveau, la figure d’accompagnement émerge du silence, le chant plaintif se déploie. Mais quelques mesures plus loin (mes.558-559), par un geste sublime, Schubert pivote à peine d’un pouce et nous oriente une dernière fois sur le solb à la basse, entretient l’illusion encore quelques mesures, avant de se résoudre à clore la cadence (mes.562-563). Les dernières mesures semblent s’apparenter à un commentaire de l’issue fatale qui vient de se produire, à l’image du chœur antique commentant la tragédie. Elles reprennent le motif du thème impérieux sforzando, lequel dégringole puis reprend piano. L’accord de fa est ensuite traversé par un chromatisme parcourant de manière descendante l’intervalle de quarte fa-do et, après un dernier soubresaut, le morceau se conclut dans un effet plagal.

Roman Soufflet

Professeur de piano au conservatoire de Saint-Mandé

romans@neuf.fr

Annexe 1 : Matériau thématique

Premier mouvement :

Premier thème : (mes. 1 à 9)

Deuxième thème : (mes.48 à 51)

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Deuxième mouvement :

Premier thème : (mes.120 à 126)

Thème central : (mes.133-134)

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Troisième mouvement :

Premier thème : (mes.163 à 178)

Trio : (mes.273 à 280)

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Quatrième mouvement :

Deuxième thème fugué :(mes.474 à 478)

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Annexe 2a : comparaison débuts 2e et 3e mouvements 

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Annexe 2b : profil descendant du premier thème

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Annexe 2c :

Début du Scherzo de la Sonate D.960

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