Claviers tous Azimuts

Professeure de piano au conservatoire de Saint-Quentin, Anita Nutini a créé l’atelier « Claviers tous Azimuts », afin de permettre à de jeunes pianistes de jouer ensemble, sur différents instruments à clavier(s), modernes et anciens.

Cet atelier a vu sa concrétisation en 2016. Il accueille quatre à six élèves des deux dernières années du cycle 1 mais, selon les projets, des élèves plus grands peuvent intégrer le groupe, parfois même du cycle 3. L’atelier se déroule dans une grande salle rassemblant un piano à queue, un piano droit, une épinette, un piano numérique, un Toy Piano et une caisse de « bricoles » pour préparer les pianos. Nous avons aussi la chance d’avoir, à notre disposition, un orgue positif et un clavecin à deux claviers. J’organise mon année ainsi : le premier trimestre est consacré à la découverte et à l’exploration des instruments puis les deux autres s’affèrent à des mises en situation à travers une participation active aux projets artistiques et pédagogiques de l’école (comme des ciné-concerts : Le piano magique de M. Clapp, Il était une chaise de N. Mac Laren, La maison démontable de B. Keaton, Le masque du diable de J.F. Laguioni ; ou des spectacles pour la nuit des conservatoires : « Chambre des sons et Tapis musical », Tierkreis de Stockhausen, « Ecouter rêver la nuit » sur une œuvre de M. Richter, ou encore « Mille et une Nuits »).

L’atelier « Claviers tous Azimuts » vise à développer une curiosité musicale générale et à accroître celle envers son instrument ; à amener à ressentir le « son » dans sa liberté et son émotion ; à générer un engagement musical à travers l’élaboration d’un projet collectif, de surcroît, pluridisciplinaire et transversal.

Vers une autonomie instrumentale

Les objectifs d’un tel atelier concernent la mise en place, à long terme, d’un processus d’autonomie instrumentale, permettant une meilleure adaptation à différents claviers. Détaillons :

1/L’autonomie instrumentale par le collectif, en développant chez les élèves, le sens des initiatives (choix de l’instrument à clavier ou de « l’objet » qui créera le son ; discussion et intérêt envers la diversité des propositions du groupe ; synthétisation des idées qui seront souvent sujet à des exercices d’interprétation, créer une musique de circonstance) ; en instaurant une écoute musicale (écoute de soi, de l’autre, de soi au sein du groupe) donnant directement accès à une forme de concentration. En nourrissant une confiance en soi et envers les autres.

2/L’improvisation collective :

-« Sauvage » avec juste un départ et une fin.

-« Orchestrée » par un élève.

-« Libre » tout en illustrant divers univers sonores insufflés par un sujet, un mot ou une image (la neige, le rouge, l’évasion, la gourmandise, la course poursuite). Par exemple « la Basilique de Saint-Quentin » évoquera la dimension résonante des claviers (legato, sons tenus, clusters dans les cordes du piano, clapotis sur le clavecin, trois pédales, fonction Reverb du piano numérique). On peut aussi baser notre improvisation libre sur une idée plus mélodique, rythmique, théorique ou instrumentale, comme le jeu staccato, réalisé systématiquement sur les différents claviers et élargi à la notion même de pincement au clavecin (facture) ou l’acte de pincer de différentes façons les cordes du piano, voire du son synthétique du violon sur le piano numérique.

-« Guidée » par un scénario imaginé, un film (ciné-concert), un texte lu et joué par d’autres intervenants. Dans ce cas, pour une réalisation artistique publique, on travaille l’improvisation.

-« Structurée » au travers d’œuvres d’écriture contemporaine comme Chant des étoiles de P. Heilbut et Jeu dans les cordes de Michael Vetter, Mélodie dans le brouillard d’Harald Boje ou les nombreuses créations proposées dans les recueils Pianolude de M.Joste, V.Guérin-Descouturelle, P.Barkeshli et A.Chartreux, les Jatékok de György Kurtag, mais aussi des œuvres pédagogiques que j’invente ou que des élèves ont composées, comme La balle de ping-pong ou Le do sauteur :

Fiche morceau  sur «  l’orientation » : de la partition au clavier : voir ci-dessous

3/Le son du groupe, constitué des différents claviers. Cela passe par :

-comprendre le fonctionnement des instruments et réaliser qu’il existe une véritable famille d’instruments à clavier(s). Faire un lien plus étroit entre facture et émission du son. Puis, commencer à s’interroger sur la manière de faire parler ces différents claviers avec ses doigts, la diction propre à chaque instrument.

-appréhender avec plus de cohérence les claviers, ne serait-ce qu’en prenant conscience que le piano acoustique et le piano numérique représentent deux instruments à part entière.

-exploiter une manière différente d’utiliser le piano à travers la pratique du piano préparé, d’une grande richesse sonore, qui permet d’entrer au cœur de la facture de cet instrument en lui donnant une dimension « augmentée ». Ou apprendre à utiliser des fonctions numériques du « pianum » en inventant des exercices basés sur des effets sonores, acoustiques, voire rythmiques en se servant de la « boîte à rythmes » intégrée à l’instrument ou de la mémoire.

-unifier, dans une vision plus globale du groupe, les différents timbres des instruments et créer une polyphonie harmonieuse en respectant les identités, les facultés de chacun d’eux – les puissants rétablissent l’équilibre par rapport aux plus faibles.

-définir des notions de jeu et de toucher musicaux simples mais inhérentes à l’instrument utilisé, qui seront induites par la construction d’une représentation mentale de l’instrument et à travers un transfert de sensation.

Pour illustrer ce dernier propos, en voici deux exemples.

Pour l »exercice d’indépendance des mains sur le piano numérique, on choisit un morceau très simple. Si je demande de réaliser, sur un numérique, une main plus piano que l’autre ou une partie grave plus légère que la partie aiguë, je n’obtiendrai pas le même résultat sonore que sur un piano acoustique. Le pratiquer en direct et en simultané permet d’en prendre réellement conscience ! En effet, après avoir défini le geste stable sur l’acoustique, l’avoir entendu, on essaye de le réaliser sur le numérique en ayant pour objectif de retrouver (transférer) les mêmes dynamiques et les mêmes sensations – exercice intéressant en soi pour l’ancrage gestuel. On constate que l’effet d’indépendance sonore escompté n’est pas probant. Après une explication liée à la facture des deux pianos, on commence ensemble à exploiter d’autres domaines du possible dans l’interprétation, comme celui du jeu sur les différentes articulations.

Autre exemple sur les contrastes, avec l’épinette : dans la Musette en ré du Petit livre d’Anna-Magdalena Bach, je demande aux élèves de jouer piano les deux premières mesures et forte les deux suivantes (interprétation ludique pour l’exercice). Pour rendre cet effet mécaniquement impossible sur cet instrument, j’amènerai progressivement, selon le cheminement pédagogique cité ci-dessus, aux notions de variations de vitesse de doigts en fond de touche, de diversité des modes de jeu, voire d’effets liés à l’agogique pour créer des contrastes de dynamiques, là où le musicien aurait joué doux et fort sur le piano à queue.

Une plus grande connaissance de son instrument

Avec le recul, j’ai le sentiment que cette pratique est un bon complément au cours de piano. Elle participe indéniablement à donner aux pianistes une meilleure connaissance de leur instrument. D’ailleurs, il n’est pas rare que je fasse référence, dans le cours de piano individuel, à un exercice abordé à l’atelier et vice-versa.

Loin de créer la confusion dans les esprits des claviéristes, je trouve que cette polyvalence (qui sera entretenue et sollicitée tout au long du cursus mais sous d’autres formes) aiguise leur envie de curiosité, de créativité et cultive peut-être celle d’étayage. La part d’émerveillement qui s’en dégage ainsi que le sentiment qui leur est donné d’être autorisés à toucher des instruments rares les valorisent, tout en générant chez eux des valeurs de respect et d’humilité face à la musique, à l’instrument, au travail, à la parole partagée au sein du groupe.

Pour moi, le collectif, avec sa procédure collégiale, donne force de persuasion à tout cela. Il permet au musicien, par la confiance, de sortir de ses retranchements et d’aller vers l’autre. Et pour un pianiste, plus peut-être que tout autre instrumentiste, ce n’est pourtant pas une évidence…

 

Anita Nutini

Professeure de piano

au conservatoire de Saint-Quentin

paothiam@free.fr

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