La Fantaisie en fa mineur de Schubert

Roman Soufflet, musicologue et pianiste, nous présente la Fantaisie en fa mineur de Schubert, œuvre importante dans le catalogue des pièces pour piano à quatre mains. 

S’appuyant sur une analyse complète de l’oeuvre (qu’il a postée ici : https://lewebpedagogique.com/pianomanonsolo/?p=1167), il explique en quoi cette œuvre tient une place à part dans le catalogue du compositeur.

Chez Schubert, le quatre mains est le théâtre de l’intime, lieu de l’exploration d’une complicité amicale et pianistique. Dès ses débuts, l’œuvre de Schubert fut marquée par le sceau du duo pianistique : sa toute première œuvre, écrite en 1810, s’intitule déjà Fantaisie pour piano à quatre mains en sol majeur D.1. Le musicologue Alfred Einstein déclare à son sujet : « N’est-ce pas un trait typiquement schubertien que de commencer par des morceaux à quatre mains ? Schubert en effet ne sera pas seulement le plus fécond, mais aussi le plus grand compositeur de pièces à quatre mains, et ce parce que le jeu à quatre mains sur un même instrument – non point le jeu concertant à deux pianos qui suppose toujours une certaine rivalité – est le symbole de l’amitié. »

Cette vocation initiale doit certainement à la formation de Schubert et à son passage au Stadtkonvikt de Vienne, de 1808 à 1813. Dans cet internat régnait la vie en communauté et Schubert s’y forgea les premières amitiés qui l’accompagnèrent toute sa vie, notamment à travers ce que l’on nommera les fameuses « Schubertiades », soirées amicales et musicales autour de la personnalité de Schubert.

A la première Fantaisie en sol majeur succédera une autre, cette fois en sol mineur, un an plus tard. Là où la première était encore hétéroclite, vaste assemblage de douze pièces de divers caractères, la deuxième est plus concise et son organisation plus cohérente, notamment par la réintroduction du Largo initial à la fin de l’œuvre. Une troisième Fantaisie à quatre mains, en ut mineur, prévue sans doute initialement comme sonate, verra le jour en 1813 et connaîtra deux versions différentes, sans que le compositeur n’en soit pleinement satisfait.

Le quatre mains accompagnera Schubert tout au long de sa carrière. Signalons encore les Trois Marches militaires op.51 D.733 de 1822, dont la première, en Majeur, est l’une des plus populaires. Puis viennent autour de 1824, trois œuvres marquantes à quatre mains : le Grand Duo , les Variations en lab et le Divertissement à la hongroise, qui seront suivies quatre ans plus tard par trois chefs-d’œuvre à la teneur encore plus élevée : la Fantaisie en fa mineur D.940, l’Allegro en la mineur dit « Lebenstürme » ainsi que le Rondo en la majeur. La première des trois, la Fantaisie, est certainement l’une des plus belles réussites dans le répertoire du quatre mains, elle constitue le témoignage probable de son amour inassouvi pour la comtesse Karoline Esterhazy à qui la partition est dédiée ; c’est ainsi également l’une de ses œuvres les plus intimes.

Un genre : la Fantaisie

Dans la Fantaisie en fa mineur, Schubert renoue avec un genre qu’il a souvent exploré dans sa jeunesse : la Fantaisie. Il s’agit d’un genre instrumental né au 16ème siècle, caractérisé par sa liberté formelle et son caractère imprévisible. Transposé au clavier dès le 18ème siècle, il exploite les qualités idiomatiques de l’instrument et devient prétexte à l’exploration d’une certaine virtuosité instrumentale, tout en permettant de s’affranchir des règles scholastiques de l’écriture vocale. Au 19ème siècle, ce genre doit être mis en relation avec le modèle dominant de la forme-sonate : il s’agit d’opposer à la rigidité formelle la versatilité du sentiment ; la cohérence de l’organisation y cède à l’imagination (phantasieren).

Ainsi, plutôt que de les penser en strict antagonisme, le 19ème siècle incite davantage à considérer la fantaisie et la forme-sonate selon une relation dialectique. Si la Fantaisie en sol mineur (1809) de Beethoven sacrifie encore au modèle du Sturm und Drang de C.P.E. Bach, les Sonates op. 27 n°1 et 2 – la célèbre « Sonate au Clair de Lune » – intitulées « Sonate quasi una Fantasia » témoignent de l’hybridation des modèles. Ultérieurement, la Fantaisie op.17 de Schumann sera initialement pensée comme sonate ; la Fantaisie Après une lecteur de Dante de Liszt, parfois nommée « Dante Sonata », est sous-titrée « Fantasia quasi sonata » en clin d’œil à Beethoven, et sa propre Sonate en si mineur en un seul mouvement, est autant tributaire du modèle de la forme-sonate que de ses expériences de fantaisies sur des thèmes d’opéras – Bruno Moysan en tire d’ailleurs un modèle formel qu’il nomme « Forme-fantaisie ».

De même, nous rencontrons au sein de l’œuvre de Schubert une Sonate en sol majeur op.78 sous-titrée « Fantaisie-sonate ». Outre les fantaisies à quatre mains de jeunesse, un projet inachevé de Sonate en ut majeur de 1818 se trouve entouré de deux projets de fantaisies dans la même tonalité : l’une restée à l’état de fragment, l’autre achevée et redécouverte ultérieurement sous le nom de « Fantaisie de Graz ». Au sujet de l’inachèvement de cette sonate, Brigitte Massin évoque la volonté d’ « échapper à une forme trop stricte ou trop déterminée ». Chez Schubert, les fantaisies encadrent les sonates ; la fantaisie constitue ainsi un terrain d’expérimentation formelle permettant de renouveler la forme-sonate.

La Fantaisie en do majeur appelée « Wanderer Fantasie » de 1822, avec ses quatre mouvements enchaînés représentera une étape décisive ; puis la Fantasie en do majeur pour violon et piano de 1827 tiendra lieu de dernier coup d’essai, avant le chef-d’œuvre de 1828, cette Fantasie en fa mineur qui à bien des égards constitue le point d’aboutissement et la cristallisation des recherches antérieures de Schubert, tant dans le domaine du quatre mains que dans celui de la fantaisie.

Entre fantaisie et cohérence

Cette œuvre se situe donc au creuset de deux héritages formels, celui de la Fantaisie et celui de la Sonate. De la Fantaisie, Schubert a conservé l’idée d’une certaine liberté formelle, d’une pluralité d’humeurs et de sentiments, d’une écriture durchkomponiert qui tire certainement les fruits de son expérience de la mise en musique des Lieder, avec leur diversité de climats. Contrairement à l’exemple de la forme-sonate, les deux principaux thèmes ne sont pas confrontés directement, ils ne se superposent pas (tout du moins sous leur forme première), il n’y a pas de réel travail de fragmentation et recombinaison de ces thèmes selon le modèle beethovénien, mais ceux-ci gardent chacun leur place, leur rôle et le topique qui leur est associé. C’est plutôt à travers leur succession, leurs variations, leur contraste, et dans la mise en scène de leurs diverses occurrences que s’élabore la trajectoire de l’œuvre.

De la Sonate, à la fois comme genre et comme forme, Schubert a gardé l’idée d’une dramaturgie à long terme, d’une œuvre en quatre parties dont on reconnaît grosso modo les caractéristiques (premier mouvement fondé sur une opposition de deux thèmes ; deuxième mouvement lent ; troisième en scherzo ; finale en partie flamboyant dans sa dimension contrapuntique), une préoccupation particulière envers les relations tonales, et surtout une volonté de trouver la cohérence par-delà l’hétérogénéité du matériau inhérent à la Fantaisie.

Par quelles stratégies Schubert vise-t-il à renforcer cette cohérence au sein de l’œuvre ? Tout d’abord à travers son choix d’une palette restreinte des tonalités : la simple oscillation entre fa mineur et fa# mineur / majeur, dans une relation de demi-ton chromatique, ou de napolitain, dont l’importance est ici capitale. Si l’on examine l’œuvre selon ce prisme, elles nous apparaît de manière évidente comme un triptyque dont le volet central en fa# regroupe les deuxième et troisième mouvements. En rhétorique musicale, le demi-ton chromatique n’a pas la même signification symbolique, selon qu’il soit ascendant ou descendant : le demi-ton ascendant est associé à l’idée d’effort, d’endurance, de progrès, comme lorsque que l’on gravit un échelon ; à l’inverse, le demi-ton chromatique descendant est associé à la douleur et à la souffrance. L’effet ne sera ainsi pas le même selon que le demi-ton permette de se hisser, ou au contraire de retomber. A cet égard, il s’avère particulièrement judicieux de comparer les deux moments de transition par glissement chromatique : d’abord entre les premier et deuxième mouvements, (mes.118-120) vers une partie gouvernée par un esprit « positif » – d’abord conquérant, puis épanoui – ; ensuite entre les troisième et quatrième mouvements. Nous saisissons ainsi parfaitement l’impression de rechute causée par le retour du premier thème dans sa tonalité de fa mineur. Le thème central du deuxième mouvement (mes.133) apparaît rétrospectivement comme un moment d’idylle quasiment hors temps, à présent inaccessible – le « paradis perdu » schubertien.

Cette relation particulière fafa# au niveau macroscopique est consolidée par Schubert au niveau microscopique. L’analyse détaillée montre les nombreuses sollicitations du ton napolitain lors des mouvements en fa mineur : d’abord l’insistance sur ce degré dans le premier mouvement (mes. 31, 33, 35), ensuite dans le finale où on le rencontre sur les sommets (mes. 532, 538, 548, 551), puis enfin mesure 559 lors du dernier énoncé du premier thème et la cadence évitée qui l’amène sur le solb de la basse, dans un dernier geste particulièrement émouvant de conciliation. Nous observons ainsi l’effort délibéré de Schubert d’invoquer la basse du ton lumineux de fa# au sein du contexte de fa mineur, lequel revêt donc une importance symbolique.

Outre le fait que le finale réexploite le matériau du premier mouvement, de nombreuses parentés thématiques renforcent la cohérence de l’œuvre. Les deuxième et troisième mouvements sont fondés sur le même thème sur ligne harmonique descendante (cf annexe 2a de l’analyse détaillée), ce qui accrédite l’idée d’un triptyque – notons au passage que le premier thème était aussi fondé sur une ligne descendante, mais cette fois-ci mélodique (cf annexe 2b). Mais surtout, l’intervalle de quarte dofa (et son renversement en quinte) occupe une place structurante au sein de l’œuvre. Nous le trouvons ainsi au début de chaque mouvement – sous la forme do#fa# pour les deuxième et troisième – il structure chaque thème, y compris le contre-sujet du fugato (mes.470), et jusqu’au chromatisme final (mes.567-570).

De plus, si l’on examine l’insistance sur le réb dans le finale – mes. 549 , 552, le glissement rébdo final (mes.569-570) rappelant celui du contre-sujet, le même réb dont l’ambivalence permettait la transition du deuxième au troisième mouvement – on serait tenté de le considérer (c’est sans doute là le vice de l’analyste) comme formant avec le fameux solb napolitain un intervalle de quarte répondant à celui capital de dofa. Nous serions ainsi en présence de deux couples de quartes/quintes comme cellules fondatrices du morceau qui, par glissement de l’un des deux membres (réb-do ; solb-fa et vice-versa) structurent l’œuvre de l’intérieur.

Do

b (Do #)

Fa

Solb (Fa#)

En plus de l’importance structurante de la quarte et de la relation tonale, le rythme, de par la quasi omniprésence du rythme pointé – absent néanmoins du scherzo – contribue a créer une certaine unité. Cet élément n’est pas une nouveauté au sein de l’œuvre de Schubert, l’unité par le rythme était déjà l’un des principaux traits de la Wanderer Fantasie. Nous observons à nouveau comment Schubert tire les fruits de ses expériences passées et les réinvestit dans cette œuvre.

Simplicité et sublime

Cette partition contribue aussi à s’interroger sur la notion de sublime, et à reconsidérer la hiérarchie entre complexité et simplicité. C’est l’enjeu de l’opposition dès le premier mouvement entre les deux thèmes principaux : le premier réapparaît à chaque fois dans sa simplicité même, et chacun de ses retours lui donne plus de poids ; le second appelle un traitement contrapuntique complexe, une savante élaboration qui terrasse par sa grandeur, qui, selon la définition du sublime de Burke, cause une « terreur délicieuse ». C’est là le sublime mathématique dont nous parle Kant, l’expression prométhéenne du génie humain qui, par la complexité de ses constructions, vise à se hisser au niveau du divin.

Pourtant, dans le finale, cette impressionnante édification finit par se heurter à un implacable silence (mes.554). Ce bref instant de vide, suspendu, permet de pleinement prendre conscience de la surenchère de moyens qui le précédait, avec ce flux intarissable de croches. Notons l’importance cruciale des silences dans l’articulation dramatique de l’œuvre : mesure 37 avant la majorisation ; mes.162 avant le scherzo ; et surtout mesures 435, 437 et 554. De par son ambiguïté et sa neutralité premières, le silence peut se faire rupture, attente, suspense ; il a un rôle non négligeable dans l’émotion que cause chaque retour de l’accompagnement du premier thème.

C’est donc ce dernier qui, se détachant du silence, aura le dernier mot ; cette petite mélodie rousseauiste, qui par sa simplicité même, procure davantage d’émotion que le déferlement contrapuntique. Remarquons l’économie de moyens dans l’enchaînement évité qui, subtilement, nous fait une dernière fois goûter la saveur du solb : geste minimal, effet maximal.

Enfin, comment interpréter l’importance accordée au scherzo en terme de proportions dans cette œuvre ? A ce mouvement que nous qualifions de « divertissement » ? Outre l’effet de contraste entre sa joie candide et le retour nostalgique du premier thème, il faut peut-être l’entendre au sens du divertissement pascalien : ce qui nous détourne de l’essentiel. Or, dans l’une de ses dernières œuvres, l’une des plus intimes, c’est sans doute de cela que Schubert veut nous parler, de l’essentiel.

Roman Soufflet

Professeur de piano au conservatoire de Saint-Mandé

romans@neuf.fr

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