Une histoire de la Biennale

L’histoire commence en 2007.

En fait non, on peut la faire débuter bien avant ! Avant la mise en valeur du collectif dans les textes officiels, avant les pédagogies expérimentales des années 70, avant même les leçons des grands maîtres en format « toute la classe est là toute la journée » : on peut repartir de la littérature pour quatre mains, une littérature mineure mais abondante (et il y aura à dire sur ce caractère minoritaire du quatre mains, on en reparle tout de suite). L’histoire commence donc en 1600 avec Fancy, for two to play de Thomas Tomkins, qui serait peut-être bien la plus ancienne partition pour clavier collectif. On pourrait même partir de plus loin tiens : il y a fort à parier que depuis que les instruments à clavier existent, il y a très vite eu rencontre de musiciens sur le même instrument (vous savez, ces fameuses soirées où la succession de solos dépasse vite sa propre limite pour se muer en un partage du clavier, aussi expérimental que bon enfant, avec ou sans partition).

C’est là tout un héritage ! Avec le quatre mains, musique et pédagogie se retrouvent mêlées : pratique du clavier collectif et enseignement collectif du clavier – puis du piano. Alors débutons justement avec la musique pour quatre mains. Sa vitrine est la transcription, son siècle le 19e. Il n’y a ni radio ni enregistrement donc le quatre mains constitue la façon la plus accessible et la plus amusante d’entendre la grande musique chez soi. Des symphonies de Beethoven aux opéras de Puccini, tous les tubes résonnent à vingt doigts dans les salons et les grandes maisons…

A l’époque même de l’invention du récital, l’instrument soliste par excellence est ici détourné, approprié en duo pour une version réduite des œuvres de génie ! On s’approche de ce que Gilles Deleuze appelle une littérature mineure – d’autant plus que ce sont bien souvent des femmes qui s’adonnent à cette pratique (quand on vous parle de minorité…). Comme bien souvent la hiérarchie de genre rejoint celle de genres.

Alors s’il n’est jamais facile de retracer l’histoire d’une pratique mineure, une chose est sûre : puisqu’on en parle aujourd’hui c’est qu’elle a su se frayer un chemin jusqu’à nous. Et pour ça, il a fallu qu’elle soit créative, élargissant le champ des possibles. Tout cela parce que justement mineure. Ça veut donc dire qu’il y aurait là expression d’individualités, de différences, de singularités, actives et créatrices, avec volonté de se faire entendre, par ce biais au moins. En voilà un premier héritage !

Et puis il y a le répertoire pour plusieurs pianos. Au moins depuis le 16e siècle et Belle sans paire de Venegas de Henestrosas, on a imaginé le clavier comme tout autre instrument, pouvant se démultiplier pour jouer à plusieurs dans la même pièce !

A ce sujet d’ailleurs, le conservatoire de Saint-Denis est royal – faut dire qu’en matière de rois on s’y connaît avec les 70 tombeaux de la Basilique : plusieurs salles du conservatoire possèdent plusieurs pianos, encourageant il est vrai la multiplicité du répertoire. C’est donc tout un pan de la musique que nous pouvons intégrer dans notre histoire et notre pédagogie.

Et justement, nous direz-vous, qu’en est-il de l’enseignement ? Dans les années 1970, l’air du temps est à l’expérimentation : création et collectif sont les axes principaux d’innovations pédagogiques en tous sens. Ecrits, concerts et témoignages en ont laissé de rares traces, mais il semble bien que les schémas nationaux d’orientation pédagogique en aient tout de même été impactés. Par la suite, c’est allé et c’est venu, suivant les territoires, suivant les professeurs et leur histoire, suivant les directrices et directeurs… A Saint-Denis, les cours à deux étaient encouragés et les années 1990 ont vu la création d’ateliers de six à huit pianistes, pour approfondir à l’instrument les notions de FM.

Nous parlions de 2007 : c’est ici le premier cours en binôme de professeurs, deux samedis dans l’année, pas plus ! (La pratique a commencé piano : la confiance se construit progressivement.) Puis les années s’enchaînent, et le collectif s’immisce toujours plus dans la musique et la pédagogie. Collectif d’élèves et collectif de professeurs. Oh, ça peut changer au cours des années, mais on dirait bien que c’est désormais dans l’ADN du piano à Saint-Denis : on n’est pas tout seuls !

Et un collectif c’est toujours partant pour quelque chose de neuf : les classes de piano deviennent la classe de piano, une classe unique à plusieurs enseignants ; la lutte contre le décrochage des adolescents de cycle 2 se nourrit de la vie de groupe ; le cycle 3 est pensé en collectif ; le premier cycle est repensé en cours global ; débuts de l’apprentissage en oralité ; place essentielle de l’improvisation sur l’ensemble du cursus ; cycle commun avec la classe de piano-jazz ; échanges pédagogiques constants ; vous l’aurez compris, bouleversements de tous ordres. Pratique créatrice parce que mineure !

La ville de Saint-Denis bouillonne, a toujours bouillonné, et ça donne de l’énergie. Les années passant, nous avons rencontré à droite à gauche des pianistes du collectif, des enseignants de l’expérimentation de groupe : des pairs en somme. Et il y a toujours un moment où vous avez aussi envie que vos actes deviennent des paroles, pour pouvoir s’échanger, se partager, donner matière à réflexion et à évolution. Alors est née cette idée de fête du piano collectif !

La Biennale de piano collectif n’est pas un festival comme les autres : ça ressemble plutôt à un grand atelier (un « workshop » comme on dirait ailleurs), réunissant passionnés et convaincus pour discuter, partager, boire un verre, se rencontrer, manger un morceau, raconter, jouer, écouter, expérimenter… L’expression d’individualités, dont nous vous parlions tout à l’heure, a ici toute sa place. Créons ensemble une histoire plurielle pour pousser, toujours plus loin, la découverte et la réflexion autour du collectif. Tout cela comme à la maison : tout est entrée libre et dans la bonne humeur, la conception comme la programmation sont participatives, et vous y verrez même le comptable du conservatoire transporter des pianos !

Cet état d’esprit est primordial : c’est en fait la condition pour trois jours d’un travail riche, intense et fou, mais à la fin desquels chacun repart avec des idées plein la tête et de la musique plein les oreilles ! Entamons une liste, un début seulement, parce que chaque échange peut faire évoluer l’édition suivante : rencontres professionnelles en forums et ateliers thématiques, conférences sur les sujets artistiques et pédagogiques, volonté d’une démarche de recherche contemporaine, formation continue et permanente tout au long du festival, partenariat avec les établissements d’enseignement supérieur, grande diversité musicale laissant toute leur place aux musiques d’aujourd’hui, importance de la création depuis la composition jusqu’à l’improvisation et l’arrangement, ouverture du piano vers tout instrument à clavier… Edouard Glissant aurait dit « accumuler pour dévoiler une réalité qui s’éparpille ». Ça ne semble pas évident comme ça, mais à bien y penser, exigence et éclectisme vont de pair, c’est nécessaire ! On ne fera jamais le tour d’un sujet mais il faut bien commencer, et multiplier les approches est déjà un bon début.

Nous disions passionnés et convaincus, mais aussi curieux et promeneurs, professionnels du piano et de son enseignement ou néophytes et amateurs, élèves et étudiants, aguerris et débutants. Durant les trois jours de festival, nous autres du conservatoire avons à coeur d’accueillir joyeusement Dionysiens de tous quartiers et pianistes de tout le pays, et que tout ce beau monde se retrouve autour du piano à mêler ses histoires, ses envies, ses musiques, ses « j’aime » et « j’aime pas »… On se surprend à rêver : tout comme le collectif redessine le territoire du piano et estompe ses frontières, peut-être que le piano collectif redessine les territoires et estompe lui aussi les frontières ?

Enfin ce début d’histoire de la Biennale nous permet d’évoquer la question de la trace – où, si l’on n’y prend garde, on commence à tourner en rond. On l’a dit, les années 1970 ont vu nombre d’expérimentations pianistiques et pédagogiques éclore un peu partout, mais il s’avère difficile d’en retrouver des témoignages écrits, peu de choses ont été publiées à l’époque. C’est un regret pour plusieurs acteurs et actrices de cette période, et un regret pour nous aussi qui perdons là une belle source d’inspirations, un état de l’art sur lequel s’appuyer… Alors la question de la trace a pris une place importante dans notre démarche : autour de cette Biennale gravitent un journal numérique ainsi que cette plateforme participative.

On y trouve toutes sortes de publications, du témoignage à la partition, du jeu à la prise de position. Rien n’y est modèle, bien sûr ; mais tout y est pré-texte. Prétexte à s’exprimer, à expérimenter, à créer, à discuter, à jouer… à devenir mineur !

Lison Autin, Fabien Cailleteau et Céline Roulleau

lison.autin@gmail.com

fabien.cailleteau@hotmail.fr

cmlroulleau@gmail.com

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